Chronique 60
Alger , 8 novembre 2003

Ramadhan moubarak!
Vous saurez tout, tout, tout sur le… ramadhan !


Le Ramadhan (ou « rame-dane » comme on prononce en arabe ; et oui, ici on l’écrit avec un «h»), vous en avez tous entendu parler. Le jeûne du ramadhan est le quatrième des cinq piliers de l’Islam, et l’équivalent musulman du carême chrétien, quoique beaucoup plus strict…  Mais cela va en fait bien au-delà du simple jeûne ; savez-vous au juste tout ce que ce terme recouvre ?

C’est la 3ème année consécutive que je me retrouve dans un pays musulman au moment du ramadhan : le Pakistan en 2001 (enfin plutôt 1422 selon le calendrier de l’Hégire), les Comores en 2002 (1423), et l’Algérie en 2003 (1424). Pays différents, même religion, avec certes quelques variations dans la pratique d’un pays à l’autre, mais une même réalité, partagée tout de même par une bonne proportion du peuplement de notre planète…

Au fait, combien y a-t-il de musulmans dans le monde aujourd’hui ? Aucune idée, on dit pourtant plus d’un milliard. Tous les jours, on les voit tous les jours dans la rue, on en entend parler aux actualités, et pourtant nous les connaissons si mal. Découvrir leur culture et se familiariser avec leurs traditions devrait pourtant aujourd’hui être un devoir, au-delà de la simple curiosité intellectuelle et culturelle…

Ainsi depuis près de 3 ans, j’en apprends un peu plus à chaque fois sur toutes les règles (théoriques) du ramadhan –et Allah sait qu’elles sont nombreuses ! – mais aussi sur la pratique et tous les à-côtés, bref : la lettre et l’esprit, ce qui est écrit, mais aussi tout ce qui ne l’est pas… C’est très instructif !

La nuit du doute

Ramadhan est en fait le nom d’un mois : c’est le mois sacré, le neuvième sur douze du calendrier de l’Hégire -toujours en vigueur dans les pays musulmans- qui se base sur la Lune et non sur le Soleil. Or le calendrier lunaire compte 11 jours de moins que le calendrier solaire. Le ramadhan, comme toutes les fêtes musulmanes, n’est donc pas à date fixe par rapport au calendrier utilisé dans le monde occidental : chaque année, il avance de 11 jours par rapport à l’année précédente. Ca met donc plus de 30 ans pour parcourir toutes les saisons et faire le tour de notre calendrier grégorien. Cette année, ça tombe de fin octobre à fin novembre.

Ramadhan, comme tous les autres mois, commence après la nouvelle Lune, le premier jour où l’on voit apparaître un infime croissant, et finit à la nouvelle Lune suivante. Or ne sait jamais à l’avance si un mois va durer 29 ou 30 jours : tout dépend de l’observation de la Lune le dernier soir. Au soir du 29ème jour du mois de chaaban, les musulmans doivent donc être en alerte, car on ne sait pas encore si la Lune va apparaître. Ça s’appelle « la nuit du doute », ou certains disent « la nuit du destin »…

Au soir du samedi 25 octobre donc dans notre calendrier cette année, pour éviter toute contestation, des comités d’observation très officiels de savants, imams et théologiens incontestables se sont réunis dans plusieurs coins d’Algérie pour scruter le ciel et chercher l’apparition de la Lune. Si l’un d’eux voit un très fin petit croissant, alors c’est décrété : Ramadhan commencera le lendemain dimanche matin. Si personne ne le voit encore, c’est que le mois de chaaban dure 30 jours cette fois-ci, et Ramadhan ne commencera donc que lundi matin. L’annonce officielle sera faite vers 21 heures à la radio…

En fait cette nuit-là à Alger, suite aux gros orages et pluies de la journée, le ciel était couvert de nuages, aucune chance de voir la Lune. Mais un comité à Constantine ou Tamanrasset a probablement eu un ciel clair, et ne l’a point trouvée lui non plus. Le doute est donc levé : il a finalement été annoncé samedi soir à la radio que l’on avait 24 heures de répit : on pourrait encore allègrement s’empiffrer dans la journée de dimanche (profitez-en vite !) ; le bang de départ ne serait donné que lundi à l’aube, 27 octobre.

Questions de principes

Jacques a dit (oops, pardon : le Prophète a dit):

«Le Ramadan est venu à vous! C'est un mois de bénédiction. Allah vous enveloppe de paix et fait descendre la miséricorde. Il décharge des fautes et Il exauce les demandes. Allah vous regarde rivaliser d'ardeur dans ce but et il se vante de vous auprès de Ses anges. Montrez à Allah le meilleur de vous-mêmes » (rapporté par Ibn Majah)

«C'est le mois de la patience, et la récompense de la patience est le Paradis. C'est le mois du don. C'est un mois dans lequel les ressources du croyant augmentent. Un mois dont le début est miséricorde, dont le milieu est pardon et la fin affranchissement du feu de l'Enfer» (Bayhaqi)

«Si les serviteurs savaient quelle est la valeur du mois de Ramadan, ils souhaiteraient que l'année entière fût Ramadan ». (Bayhaqi encore) –euh, ça j’en doute quand même…

Ramadhan est le mois sacré durant lequel le prophète Mahomet (enfin Mohammed) eut la première révélation du Coran. C’est pour ça qu’on l’appelle le « mois de piété ».

Ce qui est le plus connu du ramadhan est le jeûne (« siam » en arabe) : le corps ne doit rien absorber ni consommer de toute la journée. Très précisément du lever au coucher du soleil, c’est-à-dire de la première prière du matin (cette année : à environ 6h du matin), jusqu’à la première prière du soir (cette année à environ 18h, soit 12 heures de jeûne). Enfin dans les faits, comme on avance vers l’hiver, les jours raccourcissent et on gagne donc du temps au fur et à mesure que le mois s’écoule : 2 à 3 minutes de jeûne en moins chaque jour ! Youpi ! Autre donnée importante : la position géographique. Sur le site Internet de la mosquée de Paris par exemple, on peut vérifier à l’avance les horaires officiels des prières. Une quinzaine de villes de France sont proposées, et on peut alors constater que le dernier jour du ramadhan par exemple, les musulmans de Marseille jeûnent 35 minutes de plus que ceux qui habitent à Lille… Pas de bol pour les Marseillais ce coup-ci, mais la roue va tourner…

Car c’est heureux, cette année, ramadhan tombe encore en hiver : les jours sont plutôt courts, il fait bon, c’est tenable. Mais ça avance chaque année et d’ici environ 6/7 ans, le ramadhan tombera en plein mois d’août, avec la chaleur étouffante, le soleil de plomb et les journées interminables, et ça sera alors nettement plus dur ! Seuls les minimum quadragénaires se souviennent du dernier ramadhan tombé en été, ils le redoutent encore et en dressent un tableau terrible pour les petits jeunes (« Je vous parle d’un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître »…)

Le vénérable Al Ghazali a dit qu'il existe en fait trois niveaux de jeûne : celui du corps, de l'esprit et du cœur :

1) Le jeûne du corps

en s'abstenant de manger, de boire et d'avoir des rapports sexuels de l'aube au coucher du soleil. Objectif : se purger et assainir le corps certes, mais aussi se libérer des habitudes quotidiennes, s'habituer à la discipline, s'exercer à la patience et affermir sa volonté.

1a) Interdiction de manger et boire : ni aliment, ni boisson (pas même d’eau, c’est quand même dur !), ni de petit café a fortiori. Si vous êtes cuisinier, vous avez quand même le droit de goûter si la chorba est assez salée, mais attention hein, pas de zèle : il ne faut rien avaler ! Idem si vous voulez vérifier qu’un fruit est bien sucré avant d’en acheter une livre, mais toujours la même règle : vous goûtez dans la bouche, mais vous recrachez après, comme pour les œnologues…

C’est pensé dans le but de faire subir, ressentir la faim et les privations, pour que tout le monde se souvienne de ce qu’est c’est qu’avoir faim et n’avoir rien dans le ventre. Pour inciter au partage, à la solidarité. Pas si mal comme concept. Enfin de là à ne même pas pouvoir pas boire un verre d’eau, quand même, c’est dur, surtout qu’en général, c’est quand même dans des pays désertiques…

1b) Interdiction d’ailleurs d’absorber quoi que ce soit, pas seulement de la nourriture, mais absolument rien ne doit entrer dans le corps, par quelque orifice que ce soit, bouche, nez, ou autre : ni des médicaments (sauf si cela met votre vie en danger), ni même de la fumée, donc oubliez votre paquet de cigarettes quotidien, vous ferez des économies. Rien du tout, que l’air qui séchoit les lèvres et la faim qui tordoit l’estomac. Enfin si vous avalez votre salive, la poussière de la rue ou autres choses qu’il est inévitable d’absorber, dans son immense miséricorde, Allah vous pardonne. Allah vous permet également de vous laver, mais fermez bien la bouche : attention à ne pas avaler d’eau, sinon hop, la journée est gâchée perdue et il faudra la rattraper ! Aussi, si vous n’avez pas à disposition de racine d’arbre harak d’Arabie -le bâton recommandé dans le Coran pour vous nettoyer les dents- Allah vous autorise, et vous encourage même, à vous brosser les dents avec du dentifrice halal, et à vous rincer la bouche, c’est vachement sympa de sa part. Allah apprécie la bonne haleine, et il a raison. Enfin, vous avez encore droit aux piquouses si elles vous sont prescrites pour raisons médicales. Super, quelle mansuétude…

1c) Interdiction enfin de tout rapport sexuel et autre « acte obscène ». En revanche, les chastes bisous sont autorisés, entre époux uniquement, et sur la joue, la main ou même sur la bouche, et on peut aussi se tenir la main et se serrer l’un contre l’autre, à condition toutefois d’être sûr de pouvoir contrôler son désir et retenir ses pulsions… Car parmi les no-no’s il y a « l'émission de sperme suscitée par le regard continu, l'imagination, le baiser ou le toucher» (je ne fais que copier/coller depuis des sites tout à fait sérieux et officiels!), c’est-à-dire que même sans rapports à proprement parler, masturbation et éjaculation sont également streng verboten. On ne peut pas parler de pollution nocturne puisque justement, la nuit, c’est permis…

Toutes ces interdictions sont donc en vigueur depuis l'apparition de l'aube jusqu'au coucher du soleil. Mais la nuit, tout est permis. Ou presque… On peut manger, boire, c’est la fête, même avoir relations sexuelles (mais uniquement entre mari et femme bien sûr, et encore faut-il immédiatement se purifier avec des ablutions !)… Ah là là, dur dur… Enfin beaucoup de joyeux hédonistes en temps normal profitent tout de même du ramadhan pour essayer de se priver de cigarettes, boissons et autres excès même le soir durant tout le mois (pas toujours avec succès)… Elles connaissent parfois le sort de toutes les bonnes résolutions…

2) Le jeûne de l'esprit

Mais on l’oublie trop souvent : le ramadhan, ce n’est pas que le jeûne, c’est aussi un état d’esprit. Il ne s’agit pas seulement d’une purification du corps, mais également d’une purification de son comportement.

C’est censé être l’occasion d’un exercice spirituel : par piété, il faut faire preuve en toutes circonstances de discipline, contrôle, maîtrise de soi et renoncer à avoir un mauvais caractère ou comportement, c’est-à-dire faire attention à son langage, éviter les mauvaises paroles (mensonges, insultes, dénonciations…), ne pas prêter oreille aux vilenies, éviter les colères, vengeances et jalousies, être honnête en toute circonstance, se tenir éloigné de toute idée, source et lieu de péché, afin d'avoir une conscience plus aiguë du mal pour savoir l'éviter, et ainsi se rapprocher d'Allah.

3) Le jeûne du cœur

Maintenant que, par un effort exceptionnel, sont écartées les viles préoccupations de la vie terrestre, l’esprit peut s’élever pour que chaque pensée aille vers Allah… Cette période doit donc aussi être un moment de réflexion et d’autocritique (du genre : « avant de faire remarquer la paille dans l’œil du voisin, regarde la poutre qui est dans le tien »), et qui doit susciter un élan de compassion et de solidarité, de charité et de générosité, de partage, de compréhension, de pardon (« aimer et aider son prochain » ; ces deux derniers semblant nettement moins suivis…).

Et puis il y a quand même une carotte : si vous respectez scrupuleusement les règles de ramadhan, vous serez absout de tous vos péchés de l’année passée. Selon le poids de votre conscience, ça peut valoir le coup…

 

Comment se faire exempter

P1) si vous êtes un enfant : l’obligation de jeûne ne commence en principe qu’à partir de la puberté. Toutefois, histoire de faire comme les grands, et pour les habituer progressivement, les parents incitent souvent les enfants à le faire juste 1 jour ou deux, surtout le 1er et le 27ème jour en particulier. Les autres jours, ça n’est pas imposé, ou alors ils essaient, mais ils craquent en rentrant de l’ école et commencent déjà à grignoter les pâtisseries... 

P2 ) si vous êtes malade, ou trop faible, ou pas en possession de toutes vos capacités physiques ou mentales. Enfin vraiment malade, pas un simple rhume, hein ! Mais vous êtes alors censé devoir rattraper les jours non jeûnés plus tard, quand vous aurez récupéré et que vous serez en forme. Enfin personne n’ira vraiment vérifier, tout ça, ça reste entre vous et Allah… Il y a des dispenses particulières pour les malades chroniques, comme les diabétiques par exemple: ils peuvent absorber leurs cachets avec de l’eau, se faire leurs injections, voire même manger des repas normaux si le jeûne s’avérait dangereux pour leur santé. Mais alors en compensation, pour chaque jour non jeûné, il faudra nourrir un pauvre ou verser l'équivalent en aumône (le montant par jour est même fixé). Ca doit donc être une épreuve certes, mais accessible, quand même pas au détriment de la santé…

P3) si vous êtes une femme indisposée: à savoir les femmes enceintes, qui accouchent et qui allaitent notamment, pour ne pas mettre en danger la santé du bébé. Mais même si elles n’allaitent pas après l’accouchement, si elles perdent encore du sang c’est pas bon non plus, elles sont impures, donc inaptes au ramadhan. Toutes les femmes sont également excusées pendant la période de leurs règles, car impures de toute façon. Mais attention, ces exemptions sont temporaires, il va falloir rattraper tout ça plus tard!

P4) si vous êtes en voyage : quoique ça se justifiait peut-être à l’époque des longues caravanes en chameau à travers le désert, mais aujourd’hui avec une ou deux heures d’avion en cabine climatisée, ça se justifie peut-être moins… On n’y est pas tenu durant toute la durée du voyage ou du déplacement, car ce n’est pas forcément pratique ni compatible avec le rythme de vie local. Mais là encore, vous êtes censé prendre en récup à votre retour les jours non jeûnés… Enfin sauf si vous avez justement entrepris ce voyage pour éviter de faire ramadhan, alors là, du coup, gros vilain tricheur, ça devient obligatoire pour vous, même pendant le voyage!

P5) Le « combattant dans la voie de Dieu qui verrait sa combativité diminuée par le Jeûne » est également exempté, mais ça ne concerne pas grand monde…

Enfin sachez que celui qui rompt le jeûne volontairement sans aucun motif religieux doit réparation pour son infraction, et il y a alors deux niveaux de condamnations :

- Soit simplement la « qada » si durant la journée vous avez sciemment : mangé, bu, ou avalé quoi que ce soit, si vous vous êtes forcé à vomir (et pourquoi ferait-on ça ?), ou si vous avez éjaculé hors rapports sexuels. Dans ce cas, vous aurez simplement à rattraper les jours de jeûne que vous n’avez pas respectés. Et jurez que l’on ne vous y reprendra plus !

- Soit la qada + la « kaffarah » si vous avez eu des rapports sexuels durant la journée, bougre de mécréant lubrique! Vous devrez alors vous acquitter de l’une des trois manières suivantes, par ordre de possibilité: pour chaque jour où le jeûne a été rompu il faudra 1) libérer un captif (piochez dans votre réserve personnelle d’esclaves) ou si vous n’en avez pas 2) jeûner pendant deux mois successifs, ou enfin si vous ne pouvez pas jeûner 3) nourrir 60 pauvres, ou à la rigueur leur payer en argent l'équivalent du coût de leur nourriture.

On vous aura prévenu... Enfin comme quoi, avec de l’argent, on peut quand même tout se permettre, il suffit de payer pour se faire pardonner ensuite… Comme nos achats d’indulgence au Moyen-âge ! En revanche, vous êtes quand même assuré des foudres d’Allah-le-Tout-Puissant-qui-voit-tout-et-qui-sait-tout (comme le père-noël), hein, mais vous l’avez bien cherché, d’ailleurs vous plaiderez votre cause et règlerez vos comptes directement avec Lui le jour du jugement dernier (espérons pour vous que vous êtes bon négociateur !)…

 

La routine quotidienne du ramadhan : une journée entière à tenir !…

Comme toute victuaille est bannie à partir du lever du soleil (le « fajr »), certains mangeurs prudents ont le courage de se lever à 5h du mat pour faire un petit déj ultra costaud ou pour prendre un bon café au lait avant d’attaquer la journée -quitte à aller se recoucher un peu, ou vaquer à quelques occupations à la maison avant d’aller travailler. D’autres en revanche préfèrent manger très tard le soir, et se priver au petit matin plutôt que se lever avant l’aurore... Quoi qu’il en soit, il faudra tenir jusqu’au soir ! Chaque matin, dès que le muezzin chante, il faut reproclamer à Allah sa sincère intention de respecter le jeûne durant toute la journée : je le jure, c’est la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ! Sinon, ça compte pour du beurre.

Allez, j’ai dit que cette année, pour mon troisième ramadhan, quand même, je pourrais faire un effort : je vais au moins essayer, disons le 1er et le 27ème  jour, comme les enfants (faut y’aller doucement !). J’ai donc bien dîné la veille et préparé un verre de jus de fruits et quelques provisions de dattes sur la table de chevet pour la grignote en cas de réveil nocturne avant la 1ère prière, histoire de se mettre quand même quelque chose dans le ventre…

Durant tout le mois, les horaires de bureau sont avancés : tout le monde commence une bonne demi-heure plus tôt, et il n’y a pas de pause le midi. On travaille donc en journée continue pour finir plus tôt : 14h pour les femmes (pour aller préparer la tambouille, ou au moins aider… enfin en principe), et 15h30 pour les hommes. Mais à vrai dire, il ne reste pas grand monde dans les bureaux après 14h… Et rarissimes sont ceux qui font du zèle !

Le jeûne est réputé être dur surtout les 5 premiers jours, le temps de s’habituer. Et les 5 derniers, aussi, quand on voit le bout du tunnel… Ne pas manger, ne pas boire, ne pas fumer… Les gens sont nerveux, tendus, irritables. En plus ils se sont couchés tard la veille et sont fatigués. A partir de midi, il devient difficile de travailler et d’être productif. D’ailleurs, il ne faut pas se voiler la face, tout le monde prend le prétexte du ramadhan pour ne rien fiche... Chacun est déconcentré, absent, distrait, ne pense qu’à rentrer tôt à la maison. C’est franchement dur de faire avancer les dossiers quand tout le monde y met une mauvaise volonté manifeste…

C’est le cap de 13-14h qui est le plus difficile, quand les lèvres se dessèchent et la faim tord le ventre, et qu’on sait qu’on n’y a pas droit. Quand on se promène dans la rue, même si les cafés et bistrots sont tous fermés, les boulangeries-pâtisseries en revanche travaillent dur et sont ouvertes toute la journée pour répondre à la demande : les confiseries remplissent les vitrines et couvrent les étalages, et surtout on a partout les narines et babines alléchées par la chaude odeur des pains, brioches et pâtisseries qui sortent du four; c’est une vraie torture !

Entre 14h et 16h dans la rue, ça grouille et ça devient tendu. Dans les marchés pour les dernières courses, les femmes se bousculent et peuvent devenir agressives… Les hommes aussi, ils ont les nerfs à fleur de peau, deviennent vite violents et les bagarres pendant ramadhan sont notoires ! (où est donc passé le jeûne de l’esprit ?). Par ailleurs, c’est l’heure des bouchons gigantesques : tout le monde est pressé de rentrer à la maison, l’attention est diminuée, et il y a beaucoup d’accidents de voiture ; c’est même souvent l’hécatombe en fin d’après-midi. D’ailleurs cette année le gouvernement vient de lancer pour ramadhan une grande campagne pour encourager les automobilistes à attacher leur ceinture (car c’est vrai qu’en général personne ne la met, et surtout pas les femmes assises sur la place du mort avec leur bébé sur les genoux !)

Et là, en revanche, de 17h à 19h : hommes, femmes, enfants, voitures, veaux, vaches, cochons : plus personne dans les rues, littéralement vidées. Un vrai bonheur de conduire… En fait, tout le monde est  à la maison en train d’attendre anxieusement dans les odeurs de chorba… Enfin arrive l’heure tant attendue, vers 18h le muezzin annonce « el ftour » : c’est l’heure de « rompre le jeûne ». Autant dire que l’heure qui suit, partout ça mange goulûment !

Ce fameux premier jour, on est rentrés vers 5h à la maison. J’étais tellement faible et à plat que je me suis couchée direct, et me suis endormie… jusqu’à 19h30 ! j’ai donc raté le f’tour, l’heure officielle de libération de l’estomac, et fait du zèle à mon corps défendant ! Il faut dire que je n’étais pas tellement dans mon assiette ce jour-là (façon de parler…), j’aurais même dû être réformée P2 et P3, ce n’était donc peut-être pas une bonne idée de vouloir absolument tenir… (enfin tout le monde dit que les maux de tête en tout cas, c’est normal le premier jour). Surtout que j’ai finalement rompu le jeûne avec une rondelle de saucisson pur porc (Oh ! L’abominable blasphème !). J’ai tout de même décidé de ne pas renouveler l’expérience dans l’immédiat, en tout cas jusqu’au 27ème jour… Et puis d’abord, le jeûne des kafirs, les mécréants, ne compte pas aux yeux d’Allah, alors…

Gastronomie du ramadhan

Ce qu’il faut savoir pendant ramadhan, c’est que l’on jeûne certes le jour, mais le soir, on se rattrape largement ! Si si, les musulmans grossissent même pendant le mois du jeûne, comme nous pendant la semaine de Noël au jour de l’an ! En matière de bouffe, on dépense même beaucoup plus que d’habitude, on fait des efforts pour avoir de la viande et des pâtisseries tous les soirs, enfin aussi souvent que possible. La demande est donc énorme et les commerçants en profitent pour augmenter considérablement les prix des fruits, des légumes et de la viande, une flambée qui soulève pas mal l’indignation !

Comme nous disait Brahim à Ghardaïa, « pendant ramadhan, les jours se suivent et se ressemblent » désespérément ! Tous les jours la même routine, rythmée par les prières… Dès l’appel du muezzin vers 18h pour le f’tour,

Invocation à dire à la rupture quotidienne du jeûne :

 

« Bismillah! Allahoumma laka soumtou wa 'ala rizqika aftartou! »

Soit : Au nom d'Allah! Ô mon Dieu! J'ai jeûné pour Toi et j'ai rompu avec ce que Tu m'as donné!

Traditionnellement, on rompt le jeûne avec juste un verre de lait et surtout quelques dattes (en nombre impair, je ne sais pas pourquoi, pensez donc à garder et compter les noyaux !). En général il s’agit de la datte «deglet-nour», la meilleure, mielleuse, transparente, tendre et sucrée, un vrai bonheur !

Vient alors la « prière du maghreb ». Tout de suite après avoir avalé les dattes, les hommes vont à la mosquée (ou pour gagner du temps, certaine smosquée distribuent carrément les dattes à l’entrée !), ou plus souvent, on déroule simplement le petit tapis à la maison, dans la direction de la Mecque. Très rapide, cette prière-là : 5-10 minutes seulement, car il s’agit maintenant de manger… enfin !

Le repas se passe traditionnellement en famille, élargie pour l’occasion. C’est même une obligation, comme le repas de Noël chez nous, on ne peut guère y échapper. En premier lieu donc : la chorba, grosse soupe épaisse à base de concentré de tomates, oignons, pois chiches, carottes, coriandre, et avec des ingrédients-surprises en bonus dedans :viande, féculents (selon les soirs : la classique « chorba frik » avec du blé concassés, celle avec des vermicelles, ou encore avec des « langues d’oiseaux » ces petites nouilles en forme de pépins de melon). Avec ça, du pain et des boureks (sortes de nems fourrés à la viande, au fromage, aux crevettes, à la béchamel, enfin ce que vous avez sous la main, à déguster avec un peu de jus de citron pour alléger). Puis vient un « 2ème plat », plat de résistance, par exemple une tadjine zitoun (aux olives) ou de la « viande sucrée »: de l’agneau cuit dans une sauce aux pruneaux, pommes, poires, amandes et raisins secs blancs (miam !). Enfin de la salade garnie. Et à boire : du thé et des sodas, internationaux (Coca, Pepsi, Fanta) ou les versions locales (Hammoud Boualem, Mirinda, et surtout Mecca-Cola, la boisson au cola recommandée par La Mecque, qui reverse 10% des bénéfices nets après impôts aux enfants de Palestine : « buvez engagé » qu’ils disaient !)…

Et là -normalement- on retourne à la mosquée vers 19h30. Cependant maintenant qu’on a le ventre plein, cette prière nocturne dure nettement plus longtemps, facilement une grosse heure : 45 minutes de sermon, plus la prière des Tarawih, 2 fois plus longue qu’en temps normal. Enfin à Alger, je ne crois pas que grand monde retourne effectivement à la mosquée…

Et à partir de 20h30 / 21h, on sort. Enfin les hommes sortent, se retrouvent entre eux, ils traînent au café. Il y en a quand même qui retournent à la maison, pour les desserts : thé à la menthe et pâtisseries. C’est alors une orgie de baklavas, dattes fourrées à la pâte d’amande,  cornes de gazelle roulées dans le sucre-glace, et surtout l’obligatoire « khalb el louz » (gâteau à la semoule et au sirop), qui est au ramadhan ce que la galette des rois feuilletée à la pâte d’amandes est à l’épiphanie... Ca devient une délicieuse obligation quotidienne, que l’on attend d’abord avidement, mais dont on devient vite écœuré. La version simple peut se faire à la maison, mais il existe aussi une version plus sophistiquée, à acheter en pâtisserie. D’ailleurs dans le courant le l’après-midi, on voit tout le monde circuler avec à la main la petite boîte en carton blanche, pleine de pâtisseries à ramener à la maison…

Les meilleures pâtisseries d’ailleurs se reconnaissent aux clients qui font la queue devant : elles doivent fermer leurs portes dès 13h car toute la production a été vendue. Et à partir de 15/16h, des enfants apparaissent dans le quartier, avec des stocks de pâtisseries qu’ils ont achetées le matin et qu’ils revendent à 5 DA de plus la pièce… (pas de petit profit ; rien de plus facile que d’exploiter la faiblesse du ventre de son prochain! Notez que la gourmandise n’est pas un péché chez les musulmans…). A cela, il faut ajouter toutes les pâtisseries clandestines : les privés qui ouvrent leur garage sur la rue avec leurs grands plateaux ronds de khalb-el-louz maison, découpés en petits carrés-portions vendus à l’unité, comme du pudding.

Tout cela est délicieux certes, mais plus ces pâtisseries orientales dégoulinantes de miel finissent par être plus écœurantes les unes que les autres, à haute dose ! Regardez d’ailleurs notre copain espagnol Miguel qui se force à terminer sa ration! D’autant qu’on n’arrête pas de nous en offrir, et on ne peut pas refuser, ce serait offenser. Malheureusement, c’est impossible de tenir le rythme, je vous assure : pire que les chocolats à Noël ou Pâques ! Et avant même la fin du ramadhan, nul doute que j’aurai une grosse overdose de sucreries : plus de dattes ni de baklava pour au moins un an (jusqu’à ramadhan prochain ?).

Puis, si vous avez encore faim après l’orgie du f’tour, le repas nocturne : le s’hour, à partir de minuit, ou carrément plus tard à l’approche de l’aube, à 5h du matin, selon vos préférences, avant ou après dodo. Un plat costaud, pour bien remplir le ventre. Du couscous sucré, par exemple …

 

La nuit : ambiance ramdanesque…

Beaucoup de jeunes algériens sont sortis les dernier mercredi et jeudi soirs juste avant le début du mois sacré, pour vite en profiter le dernier week-end avant le ramadan, car après : ceinture pendant un mois ! Enfin « ceinture », façon de parler… Le Zoom, boîte de nuit fréquentée par la jeunesse dorée algéroise (et quelques expatriés) reste ouvert, mais la lumière est plus forte, la musique plus basse, la salle de danse convertie en karaoké, et surtout on ne sert plus d’alcool du tout.

Mais en fait, pendant tout ramadhan, les nuits sont loin d’être mornes. Au contraire : on rattrape alors tout ce dont on a été privé pendant le jour –il y a donc une certaine dose d’hypocrisie dans le principe de « purification pour être plus proche de Dieu »… Pendant ramadhan, tout le monde sort, même ceux qui n’ont pas l’habitude sortir.

A partir de 20h30, l’animation dans les rues reprend. Enormes bouchons en centre-ville, et surtout un monde fou dans les rues. D’ailleurs à 21 heures l’avenue Didouche Mourad à Alger n’est pas sans rappeler les Champs-Élysées le soir du 31 décembre ! Beaucoup de jeunes qui montent et descendent l’avenue, des hommes surtout, mais des jeunes femmes aussi qui marchent avec eux, ce qui est exceptionnel de nuit et vraiment exclusif au mois de ramadhan !

Les cafés, bistrots et restaus qui avaient rideau fermé toute la journée sont alors tous ouverts, jusque tard dans la nuit, et il y a foule (masculine) dans les salles et sur les terrasses. Par ailleurs, dans les quartiers, certains des petits garages qui vendent des pâtisseries-maison ajoutent même quelques tables, chaises et  servent du thé à la menthe le soir -même concept que les bodegas pendant les feria de Nîmes ou Béziers en fait- sauf que là, la clientèle est surtout composée de vieux qui veillent en jouant aux dominos ou à la coinche….

Une des raisons pour lesquelles on voit des femmes dehors le soir, c’est que les boutiques restent ouvertes très tard. Elles sont pleines, il y a de grosses promotions et des soldes (surtout en deuxième moitié de ramadhan). En tout cas c’est très net : dans tous les magasins il y a deux fois plus de stock que d’habitude, c’est impossible de circuler : on est obligé de slalomer entre les barquettes de 64 œufs et les piles de boîtes de dattes de Biskra, et de fouiller dans les étalages de fripes… La grande Foir’Fouille plus les 4J pendant un mois !

En plus de tout ça, il y a plein d’animations organisées, de concerts, de musique. Les gens veillent tard, pour dîner tard, il faut les occuper… Et puis dans une ville comme Alger où l’on ne sort pas tellement le soir en temps normal, on en profite pendant ramadhan ! Plusieurs hôtels montent alors des « khaimas », des grandes tentes berbères, des vraies installées dehors, ou des intérieurs simplement aménagés dans le style, avec des couvertures et tapis traditionnels tendus par terre, aux murs et au plafond, simulant une toile tendue sur de grands piquets de bois. Des banquettes et des poufs sont répartis autour des tables basses en cuivre ciselé, et toute une jeunesse se retrouve là, à siroter thé à la menthe, café ou jus de fruit (pas de licence IV, bien sûr), en écoutant de la musique traditionnelle : surtout de la musique gnaoui du Sahara, mais aussi un peu de raï de l’oranais, et même quelques mix orientalisant un peu plus modernes. Quand viennent les rythmes kabyles, les filles en pantalon moulant se lèvent et dansent devant leur table les bras en l’air, en remuant des hanches et des épaules comme vous n’avez jamais imaginé possible, une écharpe nouée autour des hanches pour mieux souligner le mouvement ; c’est médusant ! On y fume même du narghilé entre copains, la « chicha », alors que ce n’est pas du tout une habitude en Algérie, ça vient plutôt d’Egypte…C’est récent, ce retour à une identité culturelle, pas vraiment algérienne, mais plus large, plus floue, mélange de traditions berbéro-saharo-orientales… Dommage que ça ne dure que le temps de ramadhan ; l’ambiance est tellement sympa, pourquoi donc ces khaimas n’existent-elles pas toute l’année ?

 

Pratique

Tous les algériens ne font pas le ramadhan, un bon nombre même ne le respectent pas : ils fument, ils mangent, mais le tout, c’est de ne pas le montrer. Impossible de savoir quelle est vraiment la proportion qui ne le fait pas.

Normalement dans le Coran le jeûne est en principe une obligation de tout musulman, de tout croyant. C’est une expression, une preuve de la foi. Mais dans l’islam, il n’y a pas de clergé, pas d’intermédiaire entre Dieu et ses ouailles : tout est affaire d’appréciation personnelle entre Dieu et sa conscience personnelle. Même pour le ramadhan. Mais même s’il n’y a aucune loi écrite qui oblige à le suivre, il y a tout de même une sérieuse pression sociale à le faire. Mois forte qu’au Pakistan, certes. Je me souviens d’un afghan à Peshawar, qui avait vécu plusieurs années en Allemagne, et qui ne voulait plus s’imposer la discipline du ramadhan, alors il mangeait en cachette de ses collègues dans les toilettes, et fumait quand il n’était entouré que d’expatriés, mais repoussait vite la cigarette et le cendrier devant l’un de nous dès qu’un autre afghan entrait… Quelle hypocrisie !

A la question « est-ce que tous les musulmans font ramadan ? » la première réponse est toujours : « bien sûr ». Enfin, au moins en apparence. Et puis quand on creuse un peu aperçoit que beaucoup font croire qu’ils le font, mais en fait trichent, ou du moins, ne le font pas sérieusement. Très peu déclarent ouvertement ne pas le faire, et ne s’en cachent pas… « Quelle est la proportion d’algériens qui ne le font pas ? » : réponses très variées… Un soir, un taxi à qui l’on a posé la question a répondu tout à fait sérieusement qu’il avait pu observer de sa propre expérience que ceux qui ne faisaient pas ramadhan (les musulmans, hein, pas les autres bien sûr), « surtout les jeunes, avaient toujours un accident avant la fin du ramadhan ou juste après, comme punition divine, si si je vous assure, je l’ai vérifié ! ». Un ado nous a dit que selon lui, 90% des kabyles ne le faisaient pas, c’étaient des mécréants qui ne se privaient pas pour manger du sanglier et boire de l’alcool.

Certains avancent que jusqu’à 30% des algériens en général ne le font pas... et encore, même parmi ceux qui le font, ce n’est pas toujours par piété, parfois par obligation, pragmatisme, pour donner un exemple obligé, pour la famille, etc… Ou ils respectent les horaires des repas avec tout le monde, mais se permettent parfois de fumer ou de prendre un café… 30%, ça me semble élevé, il y a certainement moins d’algériens que ça qui ne le font pas. Mais il n’y a aucun doute que parmi ceux qui le font, il y en a un paquet qui le font plus par respect de la tradition que  par véritable acte de foi… Nous avons un soir rencontré une libanaise qui a nous a expliqué que chez elle, en fait, comme il y a aussi bien des chrétiens que de musulmans, en fait, on voyait toujours des gens manger et fumer dans la rue, et que du coup, il était vraiment difficile de savoir qui parmi les musulmans le faisait ou pas. D’ailleurs là-bas, durant ramadhan, ce sont les chrétiens qui sont invités tous les soirs à dîner chez les musulmans, alors, peu importe…

Enfin ici, vu de l’extérieur, tout le monde semble effectivement le faire (il faut dire que quand on est obligé de manger la maxi chorba en famille, mieux arriver en ayant faim !). En tout cas, si on a choisi de boire et fumer, rien ne nous en empêche, mais on ne le fait pas de manière ostentatoire, question de respect. A islamabad au Pakistan il y a 2 ans, je m’étais fait arrêter par la police pakistanaise pour avoir bu de l’eau en public ; ils nous avaient alors énergiquement sermonnés. Ça m’avait marquée… et je n’ai plus recommencé !

Inversement, plusieurs européens choissent de faire ramadhan eux aussi, même s’ils ne sont pas musulmans, par simple solidarité, par curiosité, par respect, ou par esprit pratique : parce que tout simplement, il est plus facile de suivre le même rythme que tout le monde… Et quand on est en visite sur le terrain, entouré d’algériens, il est quand même très délicat de prendre discrètement le paquet de biscuits planqué dans la boîte à gants et s’éloigner le plus discrètement possible pendant 10 minutes pour les avaler en cachette derrière un arbre… Enfin quand à 15 heures 30 je n’en pouvais plus, il m’est quand même arrivée de le faire, tant pis… De toute façon, même pour les européens non musulmans, c’est techniquement difficile de déjeuner le midi : dans les rues dans la journée, les cafés, restaus, bistrots sont tous fermés sans exception. Il faudrait se faire des sandwichs le matin ou ramener des tupperwares au bureau et manger la porte fermée, ou perdre 2h à rentrer à la maison… Et on a la flemme, forcément. Alors on jeûne de fait. Ou on descend un paquet de gaufrettes… Pas très équilibré comme régime.

 

Meidat el hillal

Le prophète a dit: «La meilleure charité est celle accomplie pendant Ramadan» (Tirmidy), et encore : «Qui donne à manger ou à boire à quelqu'un qui jeûne, d'un bien licitement acquis, les anges ne cessent de prier pour lui durant Ramadan. L'archange Gabriel prie pour lui» (Boukhari)

L’aumône est une obligation permanente de tout musulman (c’est un autre des 5 piliers de l’islam), mais en particulier durant le mois de ramadhan : devoir d’accueil, hospitalité, solidarité, générosité et charité qui doit s’exprimer notamment par le partage du repas. Alors ici, on ne met pas un couvert de plus sur la table familiale, mais on doit aussi nourrir les pauvres, ou au moins aider, y participer, même si on ne le fait pas soi-même directement. Voilà pourquoi les algériens donnent beaucoup au Croissant-Rouge à cette période pour accomplir cette oeuvre sociale, au nom de tous (tout comme il est fréquent de donner quelque sou à un frère musulman qui part faire le hadj, le pèlerinage à la Mecque, pour que son nom soit cité dans les prières, et surtout participer un peu au moins à cette pieuse entreprise : même si c’est par procuration, finalement, le devoir est accompli et ça donne bonne conscience…)

« Meidat el hillal » (la table du croissant) est donc une opération traditionnelle du Croissant-Rouge Algérien : il s’agit de servir des repas chauds aux indigents, tous les soirs pendant toute la durée du ramadhan. C’est probablement de cela que s’est inspiré Coluche pour ses restaus du cœur… C’est en tout cas la plus grosse opération annuelle du Croissant-Rouge : dans tout le pays, chaque comité mobilise ses troupes de volontaires, et récolte les dons. De l’argent bien sûr –il est de bon ton pour une grande entreprise locale de donner un gros chèque et de faire un peu de battage médiatique autour-, mais aussi des dons en nature, souvent de commerçants et particuliers : viande, dattes, pain, mise à disposition d’une camionnette, etc. Chaque comité du Croissant-Rouge s’organise pour trouver de généreux donateurs. Tout le monde est mis à contribution. Par exemple, le comité de Biskra place de grands paniers dans toutes les boulangeries du coin, pour que les particuliers achètent un ou deux pains de plus et les déposent dans la bannette Croissant-Rouge, qui les ramassera et les distribuera le soir même aux pauvres, en accompagnement avec les repas chauds.

Un peu partout, des cantines sociales sont ouvertes, environ 300 sur tout le territoire algérien. Toute la journée, des équipes de bénévoles préparent des milliers de repas chauds pour les plus démunis, ceux recensés par le comité local et ceux qui se présentent spontanément aux portes. Des centaines et centaines de litres de chorba sont préparés, soit pour être servis sur place dans le réfectoire temporaire du Croissant-Rouge, soit à emporter et manger à la maison. Il y a aussi des « couffins du ramadhan » (des lots de produits de première nécessité comme de l’huile, de la semoule, etc.), qui sont distribués à des familles démunies dont la liste a été fournie par les services sociaux, mais attention : c’est alors donné aux femmes, qui pourront ainsi cuisiner à la maison.

Toute cette opération est un énorme casse-tête logistique : il faut arriver servir tout le monde, des centaines et centaines de personnes, exactement à la même heure (et à partir du moment où le muezzin a chanté, si ça ne vient pas assez vite, la grogne monte vite !), et encore faut-il que la chorba soit chaude ! Au total, 4 millions de repas chauds seront servis par le Croissant-Rouge sur le mois dans toute l’Algérie !

On a assisté au début de l’opération lors de notre séjour dans le sud à Ghardaïa. Dès les aurores, Brahim va chercher la viande à l’abattoir et la ramène à la grande cuisine provisoire installée sur le toit en terrasse du comité (la 4x4 est une véritable infection depuis, envahie par les mouches voraces attirées par l’odeur ; infernal !). Puis 4 femmes bénévoles s’échinent toute la journée à découper la viande, laver la salade, éplucher les oignons et les carottes, couper les tomates, et faire mijoter le tout dans ces énormes marmites dites « piscines » qui peuvent contenir jusqu’à 900 gros bols de soupe chacune! Le soir, une quarantaine de volontaires (des hommes cette fois) mettent la table, distribuent les repas, débarrassent et nettoient tout après.

Là-bas, le comité sert environ 2 800 repas chauds chaque soir aux indigents (hommes) qui se présentent aux grilles des divers comités : des dattes, un gros bol de chorba avec de la viande, un deuxième plat de temps en temps quand on a de la marge sur le budget, puis une salade et une demie baguette par personne. S’il a fallu toute la journée pour préparer les repas, ils sont engloutis en quelques minutes. 30 minutes après le f’tour, il n’y a plus personne, tout le monde est parti, tout est débarrassé, nettoyé, rangé… Ultra-chronométré !

 

Le 27ème jour

Le 27ème jour -enfin la nuit du 26ème au 27ème jour très précisément- est un moment très particulier du ramadhan: c’est LE moment le plus sacré du mois sacré, « Laylat-ul-Qadr » (la nuit du pouvoir). En fait, historiquement, ça correspond à la nuit de la première révélation: c’est la première fois que l’ange Gabriel est apparu à Mohammed, et lui a communiqué les premiers versets de ce qui allait être le Coran, environ en l’an 610 de notre ère (après “Issa” de Nazareth).

Cette nuit-là, il faut être particulièrement pieux, prier beaucoup. Mohammed aurait même dit que pendant cette nuit, “la prière vaut plus que mille mois de prière”. A bon entendeur salut! On dit surtout qu’en ce 27ème jour, “les portes du paradis sont ouvertes… Ce serait à ce moment-là qu’Allah déterminerait le cours des évènements pour l’année qui suit. Alors c’est le moment de faire des vœux. Et si vous avez été très pieux et très très gentil durant l’année et surtout très sérieux durant ramadhan, alors peut-être qu’Allah va vous écouter et exaucer vos souhaits… Inch’Allah…

Il y a beaucoup de célébrations du coup cette nuit-là, pour essayer de profiter des largesses du Tout-Puissant… Quelques uns célèbrent leur mariage (mais ils ne pourront être consommés qu’à l’aïd, 3 jours plus tard, à la fin du mois de ramadhan !). Mais surtout, il y a beaucoup de circoncisions, des petits garçons de 3 à 5 ans, à l’âge où ils passent d’ange à enfant… A cette occasion-là aussi, d’ailleurs, le Croissant-Rouge organise des circoncisions collectives pour les familles nécessiteuses.

 

Aïd-ul-Filtr

Enfin arrive la 29ème nuit. Nouvelle équipe d’observation pour scruter le ciel, et constater officiellement la nouvelle lune du mois de Chawal (celui qui succède à Ramadhan), et qui permet de déterminer ainsi de manière certaine la fin du mois sacré.

Le siam du mois de ramadhan se termine par une grosse fiesta des familles, qui est l'une des deux plus importantes fêtes religieuses de l'Islam : c’est ce qu’on appelle "aïd ul fitr".  Ce sont de vraies dionysiades pendant 2 jours, qui sont fériés, et cette année ça tombe bien, ça devrait tomber mardi et mercredi, et comme jeudi et vendredi c’est le week-end, ça fait même 4 jours d’euphorie !

Les familles se regroupent, s’affichent dans leurs plus beaux atours, mettent les petits plats dans les grands, s’invitent les uns les autres et se bâfrent… Pendant ces quelques jours, tout est fermé, c’est ville morte : tout le monde est en famille, à manger et digérer à la maison. Dans la pratique, c’est vraiment l’équivalent du « thanksgiving » américain, qui d’ailleurs, à un ou deux jours près, tombera presque en même temps cette année !… L’occasion peut-être d’une meilleure compréhension mutuelle, autour d’une bonne grosse dinde farcie ? Ne rêvons pas…

 

Le jeûne des patients

Pendant les deux jours de l’aïd, c’est obligatoire de manger. En revanche, pour ceux qui veulent faire du zèle, ils peuvent reprendre après ; c’est le « jeûne des patients » ou « des courageux » : on peut remettre encore ça 6 jours de plus, d’affilée juste après l’aïd, ou bien un jour par ci par là du moment que c’est dans le mois, tout ça pour être vraiment dans les petits papiers d’Allah…

Un hadith prétend que celui qui fait le jeûne des patients tous les ans, aux yeux d’Allah, c’est comme s’il faisait jeûne pendant toute sa vie. Un juriste spécialisé en droit islamique explique : en effet, une bonne action est normalement récompensée par 10 fois son équivalent. Faire le jeûne pendant toute le mois de Ramadhan équivaut donc à 10 mois de profession de foi, et 6 jours de plus comptent pour 60, soit 2 mois supplémentaires, et on arrive ainsi aux 12 mois de l’année… Pas mal, non ?

Est-ce que tout ça ne vous incite pas au moins  à essayer ?

Allez, juste une journée, par solidarité…

Virginie Drocourt
sheherazad13@yahoo.com