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Chronique
56b
Alger , août 2003 Mais si, on peut vivre en Algérie ! Au quotidien : la vie malgré tout… |
Combien de
fois ai-je entendu (articulé de vive voix, ou pensé si fort que c’en était
audible) : « Comment ? Tu vas en Algérie ? Mais enfin
c’est un pays infesté de terroristes, d’islamistes intégristes qui font
des attentats, posent des bombes, enlèvent et égorgent les étrangers… Comment
peut-on vivre là-bas ? ». Mais non voyons, l’Algérie n’est pas
forcément ce que l’on nous en montre à la télévision française. Et -à quelques
détails près- on peut très bien vivre à Alger, tout comme on vit à Marseille…
Voici donc « l’Algérie, quand on y est », pour reprendre le titre
d’un bouquin publié en… 58 ! A la recherche d’un nid “sécurisé” Enfin !
Après 4 longues semaines à l’hôtel, recherches intenses et innombrables
visites de maisons, appartements et “étages de villas”, nous avons finalement
déménagé dans un grand appartement dans El Biar (« les puits »),
un des quartiers “sécurisés” de la ville, à deux pas de Hydra (« l’eau » !),
le fameux quartier chic où sont regroupées toutes les ambassades (dont
les 17 hectares -entourés de barbelés- de jardins, palais, bunkers mais
aussi piscine et terrain de tennis de l’ambassade de France…). Il y a
des hommes armés jusqu’aux dents devant chaque ambassade, ça fait du monde
dans le coin et on espère ça dissuasif… Il a fallu négocier comme des
marchands de tapis pendant des jours et des jours pour arriver à ne payer
que 6 mois d’avance au lieu des 12 réclamés usuellement, et en espèces
s’il vous plaît! La confiance règne… L’appartement est classe luxe,
immense (et bien vide encore pour le moment!), entouré de balcons panoramiques,
dont nous ne pouvons guère profiter étant donnée la chaleur de plomb (il
fait communément 42 degrés à l’ombre en pleine journée)… L’immeuble a
tout de même été classé “orange 3” après le séisme (à conforter) car il
comportait de grosses fissures et pas mal de maçonnerie cassée au rez-de-chaussée
(un peu inquiétant quand on visite!). Mais même si les travaux de renforcement
sont en cours, nous sommes sur une colline, au 4ème et dernier
étage et avons bien ressenti il y a quelques jours la dernière réplique
de 4.1 sur l’échelle de Richter! M’enfin, la structure semble solide,
il faut avoir la foi; inch’Allah… Il suffit d’un petit passage sur le
balcon dominant le parc des pins, et avec un tout petit bout de grande
bleue là-bas au fond à gauche pour se rassurer que c’est un bon choix
malgré tout… Avant de nous décider, nous avons visité plusieurs supeeEEEeerbes affaires, à savoir d’affreux petits apparts mal foutus, étriqués, ultra kitsch (dont un avec une chambre violette et un panoramique mural de la skyline de New York) ou des meublés super ringards (genre celui de votre grand-mère, avec les tapisseries à fleurs aux murs et du carrelage à motifs au sol), mais aussi quelques superbes villas de style néo-mauresque, vous savez comme ces palais d’Andalousie: peints en blanc avec rangée de doubles-créneaux tout autour du toit, des porches en voûte cassée, des arcades, des doubles-fenêtres en forme de serrure avec colonnettes torsadées, des petits vitraux de couleurs, une coupole par-ci par-là, parfois un balcon en moucharabieh, avec à l’intérieur des carreaux mozarabes à mi-hauteur des murs… On a même visité un appartement dans une maison style ottoman avec fontaine, sympathiquement situé au-dessus d’un hammam… Quel délice! Mais dommage, c’était dans un quartier plutôt chaud, assez éloigné du centre, et surtout situé entre la grande mosquée et le grand stade, alors interdiction de circuler à l’approche des matchs de foot (fréquents) et des prêches aux heures de prières ; donc pas terrible pour la sécu… Nous avons aussi raté d’un cheveu
l’ancienne ambassade d’Irak, qui avait vidé les lieux tout juste 2 mois
plus tôt… Peut-être n’était-ce effectivement pas le plus sécure, si jamais
il avait pris aux ricains de débarrasser la planète de tous les muslims
terroristes potentiels (et on sait que l’Algérie est en ligne de mire,
surtout depuis l’arrestation d’un algérien à la frontière canadienne supposé
sur le point de commettre un attentat juste avant Y2K, et on sait aussi
que le seul qu’ils ont chopé vivant du complot du 11 septembre est algérien…):
bref on n’aurait peut-être pas été au plus à l’abri s’il leur avait soudainement
pris de bombarder un p’tit coup ce dangereux foyer du terrorisme international…
en ayant malencontreusement oublié de mettre leurs cartes à jour! –hum,
ça s’est déjà vu… Enfin on a bien pris soin de s’immatriculer au consulat de France et se faire connaître de leurs sympathiques officiers de sécurité, on ne sait jamais (et puis ils ont une belle voiture pour nous sortir le soir, et surtout plein de bons tuyaux et leurs entrées partout avec la carte magique “Ambassade de France”! –comprenez “j’ai le bras long et accès aux visas!”: ici, ça garantit l’ouverture de toutes les portes! Plus fort qu’Ali Baba et son “Sésame, ouvre-toi!”)… Les petits commerces des arabes du coin… L’Algérie,
c’est le royaume du petit commerce, mais alors vraiment du tout petit
commerce: à peine 4 à 12m2 maxi! Partout c’est le même principe :
dans chaque rue ou quartier commerçant, dans un rayon de 100 mètres seulement,
on trouve en moyenne la répartition de commerces suivante (à croire que
ça a été planifié ainsi dans l’aménagement urbain): - 6 petits magasins “alimentation générale”: la version originale du fameux “arabe
du coin” de nos soirées parisiennes (copie conforme!), il y en a forcément
un ou deux juste en bas de chez vous, bien pratique. Malheureusement,
ils ont tous pas grand chose, et en plus, plus ou moins la même
chose, on ne peut même pas compléter… - 3 ou 4 cybercafés avec connexion satellite (si si!
Y’en a partout!): pour enfin “chatter” librement pendant des heures sur
amitié.fr ou amour.fr ou webseduction.com avec des filles (ou des garçons!)
inconnu(e)s francophones, de Métropole (euh.. je veux dire de France)
ou du Québec (côte en hausse), sans limite ni tabou ni interdit social
de la famille ou des barbus! Il faut bien compenser, car ce n’est pas
si facile de rencontrer l’âme sœur en Algérie… Or les algériens comme
les algériennes aiment l’eau de rose et la romance, figurez-vous: Titanic
au ciné, les tele-novelas égyptiennes à la télé, la double-page de romans-feuilletons
passionnels et adultérins dans les journaux quotidiens, et les romans
de Barbara Cartland que les jeunes femmes voilées achètent par lots pour
lire et soupirer en cachette à ces amours qu’elles ne connaîtront jamais…
Et dans beaucoup de vitrines de librairies, on trouve des guides de psychologie,
des conseils sur la vie de couple, et autres harlequineries… Manifestement,
il y a beaucoup à dire et à faire, et de gros manques ! - 3 cafeteria-pizzeria-hamburgers-crêperie-fast
food-panini-sandwichs tunisiens (tout en un: l’algérien est polyvalent!),
où inviter sa (platonique) petite amie pour se caresser les mains en amoureux
- 2 tabac-journaux-cosmétique-parfumerie (mais
non ce n’est pas incongru) - 2 taxiphone-photocopie, pour téléphoner à la famille
en France vérifier si le RMI a été versé, ou pour faire les copies des
pièces pour constituer la demande de visa - 2 boulangeries où acheter les croissants le matin
et surtout le pain chaque soir (les algériens raffolent de cet héritage
des français : en moyenne une baguette par jour et par personne !
En début de soirée, on voit les hommes rentrer chez eux avec un sac rempli
de 5 ou 6 baguettes de pain…), et aussi ces délicieuses pâtisseries orientales
étouffe-sarrasin, bien mielleuses, entassées en jolies pyramides en vitrine,
pour digérer le couscous du vendredi avec du thé à la menthe… - 2 rôtisseries-poulets-brochettes de foies de volaille - 2 drogueries avec produits d’entretien, bassines,
outillage et couscoussiers -1 restaurant couscous / crevettes grillées
/ entrecôte au poivre vert / escalope de dinde à la normande avec des
frites. A noter : tous les restaurants qui se respectent ont une
salle « réservée aux familles » comme en France on a des espaces
« réservés aux fumeurs »… On ne mélange pas les torchons et
les serviettes ! - 1 fruitier avec étalage de cageots de fruits de
saison (pêches, melons, prunes, pastèques, raisin…), et des guirlandes
de bananes esthétiquement pendues du plafond -1 magasin télécom-téléphonie mobile pour acheter
ces ultra-mini téléphones portables dernier cri, avec une gamme de sonneries
des plus hallucinantes (on se croirait en boîte !), qui se portent
en bandoulière autour du cou ou s’aimantent près de la radio dans la voiture,
et aussi les obligatoires “cartes Djezzy” comme recharges d’unités de
communication (scandaleusement hors de prix mais un must pour tout algérien
qui se veut vivre avec son temps) -1 magasin de K7 CD DVD VCD VCR et autres jeux
vidéo piratés (films toujours doublés en français parfois avant même leur
sortie en France, piqués directement des studios de doublages canadiens) -1 magasin télé pour vente et installation de paraboles,
décodeurs et abonnements satellite (pour voir la télé française et les
fotonovelas égyptiennes, l’équivalent arabe de Santa Barbara, dont toutes
les mamans raffolent…) - 1 stand de fleuriste avec des roses des roses des roses
(et quelques œillets) pour offrir à votre dulcinée, et d’énormes couronnes
en forme de cœur pour transformer votre voiture en carrosse fleuri le
jour de votre mariage (un jour, on a même vu une pièce montée de roses…
en forme de Tour Eiffel, sur le toit de la voiture ! En voilà une
qui a du gagner son visa par son mariage avec un binational…) - 1 pharmacie avec enseigne du croissant vert (forcément) -1 boucher avec ses demi-bêtes sanglantes pendues,
qui vous découpe côtelettes de mouton, gigot d’agneau ou tranches de steak
sur commande, et ses kilomètres de merguez entrelacées (le boucher vend
aussi des sachets de couscous au cas où vous en manqueriez, mais en revanche
pour le poulet, il faut aller chez le crémier) - 1 crémier, donc, qui vend des œufs (à l’unité,
placés dans un petit sachet plastique, il y en a forcément au moins 3
cassés dans le lot une fois arrivés à la maison!), des poulets déplumés,
éventuellement aussi du lait et du lait-caillé (qu’on appelle ici « petit
lait », pour accompagner le couscous estival). -et forcément pas très loin: 1 petit marché couvert, comme des mini-halles
avec au rez-de-chaussée: stands de fruits, légumes, amandes et pois chiche,
bottes de menthe fraîche pour préparer votre thé maison, olives préparées
en tout genre, et à l’étage: des vêtements bas de gamme (en vogue cet
été: le “pantacourt”…) Chaque fois que l’on
fait ses courses, pour faire toute la liste, il faut donc prévoir un porte-monnaie
de 2 kg de petites pièces de menue monnaie, et faire la visite de la totale
de la syndicale du quartier… Charmante promenade de santé certes, mais
quelquefois, on regrette quand même les Monoprix et autres Carrefour,
où tout se trouve au même endroit, et l’on ne paye qu’une fois! En fait, on trouve bien
quasiment de tout à Alger, mais finalement, pas tellement moins cher qu’en
France. Et avec à peine 150 euros par mois de salaire moyen (et encore,
quand ils ont un emploi). 1 kilo de viande de bœuf est à près de 10 euros ;
on se demande bien comment la masse des algériens fait pour vivre… Azizas et zoubidas… Ce qui m’a heureusement surprise à mon
arrivée, c’est que les femmes algériennes semblent assez libres. Enfin
à Alger en tout cas, et au moins en apparence. Pas de grand décolleté
plongeant ni mini-jupe bien sûr, mais partout des pantalons moulants (voire
TRES moulants!), T-shirts à manches courtes, parfois quelques bretelles
osées, et l’on voit même à l’occasion des jupes ou robes au niveau du
genou! Même les gendarmettes de la circulation sont en jupe droite au-dessus
du genou et escarpins! Wow ! Alger n’est donc manifestement plus sous
l’emprise intégriste qu’on lui prête encore depuis la France…
Beaucoup de femmes tout de même portent encore le voile recommandé
par l’Islam : à peu près une sur deux à Alger. C’est le « hidjab »,
non pas une longue écharpe brodée posée sur la tête et nonchalamment jetée
à l’indienne sur une épaule comme au Pakistan, ce qui reste très féminin,
mais en général un grand carré beaucoup plus austère, plié en triangle
et porté bien serré sur le front et contre les oreilles, puis agrafé juste
sous le menton, et en plus noué sur la poitrine: aucun risque que ça glisse
ou s’envole… Ce doit être directement l’influence du Moyen-Orient… En tout cas, les deux styles se côtoient harmonieusement partout
dans la rue, comme je l’avais vu ailleurs en Ouzbékistan. Enfin ceci dit,
une fille en jean peut porter un voile… Et il ne faut pas croire d’ailleurs
que c’est uniquement une question de génération, que ce sont forcément
les mères qui portent le voile et les filles les jeans moulants… On voit
très souvent dans la rue des bandes de copines, de sœurs, ou des familles,
totalement mixtes, dont certaines portent le voile de manière très stricte,
d’autres de manière plus décontractée, et les dernières semblent aussi
libérées que les françaises… Précision entre parenthèses pour les français
dubitatifs : il faut savoir qu’une femme en voile peut être très sexy ;
il suffit de choisir une belle matière et surtout un tissu très souple
permettant de souligner les lignes du visage et du cou, et une couleur
assortie au reste de la tenue (voire deux voiles de couleurs complémentaires
noués alternativement)… Les filles d’ici le savent bien, d’ailleurs !
Ce n’est pas forcément les filles au look le plus strict qui sont les
plus coincées et vice-versa… Il est vrai cependant que le port du voile
protège un peu, c'est comme une gentille mise en garde: un garçon
ne va pas parler de la même façon à une fille portant le voile (même si
elle-même est assez ouverte, sa famille est probablement traditionaliste,
alors on ne prend pas de risque avec ça !). Certaines femmes âgées portent une sorte de petite voilette
triangulaire blanche couvrant le nez et la bouche, nouée sous le voile
derrière la tête (façon cow-boy avec son bandana pour ne pas respirer
la poussière), enjolivé par une frange de fine broderie ou dentelle crochet
au niveau du menton, qui cache pudiquement le col de cygne tentateur.
C’est une ancienne tradition purement algéroise, très chic paraît-il.
Un jour dans une pizzeria, j’ai vu une femme à voilette s’asseoir à une
table, et à ma surprise baisser sa voilette sous le menton pour manger :
je suppose que ça devait tenir par un élastique… Pas très pratique tout
de même ! A la place du hidjab, les vraies vieilles algéroises sont
elles plutôt enveloppées dans un « haïk », un très grand rectangle
de soie sauvage toujours de couleur crème unie (mais à larges bandes alternées
lisses et grumeleuses), dans lequel elles s’enveloppent intégralement :
il couvre le dos jusqu’aux mollets, passe par-dessus la tête pour faire
voile, et est ramené devant avec les mains. Hélas ces petites silhouettes
courbées, des mamies en haïk de soie crème et voilette blanche, pourtant
si typiquement algéroises, sont aujourd’hui en voie de disparition, sacrifiées
au pragmatisme du vilain hidjab… Il existe encore une version plus sévère, le « djilbab »:
une sorte de combinaison voile-blouse-manteau intégrale, toujours de couleur
sombre marron, marine ou noire, très large et tombant jusqu’aux pieds,
avec manches longues ultra bouffantes élastiquées aux poignets. Même pas
d’ouverture devant : ça doit s’enfiler comme un boubou. « Tu
sais, la bouteille d’Orangina en noir qui marche dans les rues» me
décrivait Bachir, un ami algérien. Oui, dit comme ça, effectivement, on
visualise très bien… Heureusement on n’en voit pas beaucoup, mais on en
croise tout de même chaque jour dans la rue. Ca aussi, c’est une extravagance
importée, récente, spéciale iranienne, sans doute. On ne voyait jamais ça il y a 20 ans dans en Algérie…
Seuls les yeux et les mains sont visibles, et encore les plus strictes
mettent-elles des gants et une voilette spéciale très longue et austère
(le « niquab ») qu’elles remontent même parfois au-dessus des
yeux pour voir à travers ! Un vrai fantôme ambulant, avec un vague
air de Darth Vador , c’est sinistre ! Alors là, c’est sûr, on
ne risque pas de voir un seul centimètre carré de peau ; pire encore
que les afghanes en burka! (et si, c’est possible !). Quelquefois,
ces fantômes peuvent pourtant inciter au sourire, quand tout ce que l’on
peut apercevoir de leur personnalité est le petit sac à main très classe
qu’elles agrippent à deux mains… Enfin dans l’ensemble donc, à part ces notables exceptions,
nettement moins de contraintes vestimentaires que je ne le craignais.
D’ailleurs avec mes jupes longues et mes cheveux au henné, je passe très
facilement pour une algérienne. Trop facilement, même, puisque c’est quasiment
systématique. Dans la rue, sur le marché, dans les magasins on me parle
toujours spontanément en arabe, même quand je pose les questions en français.
Certes, il y a beaucoup de mots français en arabe algérien et les gestes
aident, mais enfin tout de même, je dois demander traduction… et les commerçants
ont toujours énormément de mal à croire que non non, je ne suis pas algérienne,
je vous assure, je suis française, et je ne comprends pas l’arabe. Pourtant,
les traits de mon visage… Mais non, je n’ai pas non plus d’origine algérienne
ni arabe, ni parents, ni grands-parents… Et pas kabyle non plus d’ailleurs,
ni même métisse. Même s’il y en a qui ont effectivement la peau très claire.
Il y en a une au bureau, Meryem, authentique kabyle des montagnes, qui
est même aussi blanche –voire transparente- qu’une anglaise, avec les
cheveux blonds bouclés et les yeux bleus: en France, personne ne l’aurait
jamais cru algérienne! Enfin dans mon cas, sans doute sont-ce mes origines
sémites qui sèment le doute? Il est assez pratique en tout cas d’avoir
un physique plutôt passe-partout finalement, qui fait toujours passer
pour une locale, à Istanbul, au Portugal, même pour une afghane au Pakistan,
si je savais un peu mieux arranger mon voile…
Une société à deux vitesses :
les tristes contrastes de l’Algérie d’aujourd’hui… C’est flagrant
à Alger : il y a du monde partout ! Contexte : Le pays
a connu après l’indépendance une démographie galopante, qui s’est doublée
sur les deux dernières décennies d’une fuite des campagnes ou montagnes
isolées (devenues peu sûres) et d’une ruée vers les grandes villes sur
la bande côtière Nord, le long de la Méditerranée. Alger surtout, qui
concentre tout, capitale historique, administrative, politique, économique,
et même industrielle. Résultat : une population de près de 36 millions
d’algériens aujourd’hui, avec une moyenne de près de 5 enfants par foyer…
L’espérance de vie a considérablement augmenté, mais la population reste
extrêmement jeune. Et fait face à un chômage massif : le taux est
passé de 17% en 1988 à 29% en 2000 (et ce sont des chiffres officiels ;
que doit être la réalité !). Environ 80 % de ces chômeurs ont
moins de 30 ans. Alors qui va payer leur retraite ?
Le problème est nettement plus aigu qu’en France… Une grave crise économique
a succédé aux années fastes du socialisme financé par les pétrodollars,
et aggravé « l’économie trabendo », le marché noir. Enormément
de jeunes ne trouvent pas d’emploi, même quand ils ont un diplôme -surtout
les femmes- et restent au chômage, désœuvrés, à la charge des parents
pendant parfois des années. Du coup, les revenus des ménages sont en chute
libre, et il y a eu explosion de la pauvreté. Celle-ci est visible : les faubourgs de toutes les villes s’étendent
sans fin. Alger devient tentaculaire, et les bonnes terres fertiles de
la plaine de la Mitidja se couvrent de cités HLM. La crise du logement
est sans précédent. Les familles s’agglutinent à 6, 8, 10 dans des appartements,
parfois à plus : ils vivent littéralement les uns sur les autres.
Il paraît qu’à Alger, même dans ces beaux immeubles haussmanniens du centre,
les rideaux extérieurs cachent parfois pudiquement les balcons transformés
en dortoirs la nuit... Par ailleurs, toute l’Algérie semble n’être qu’un
immense chantier. Où qu’on aille en voiture, il n’y a que grues, piliers
et dalles de béton d’où sortent les fers, murs montés à la hâte sans aucune
finition, échafaudages branlants, empilements de briques. Les cités de
dizaines de HLM se suivent à la chaîne les unes après les autres, et au-delà
(ou dans les interstices avec encore un peu d’espace), on trouve déjà
les immenses squelettes de béton des immeubles en construction. La côte
méditerranéenne qui fut sans doute si belle autrefois est massacrée par
cette urbanisation échevelée et incontrôlée ; c’est un bien triste
spectacle… Quel gâchis ! C’est la blague algéroise du moment : à Alger, l’eau,
c’est un jour sur deux, l’électricité 3 jours sur 4, mais la pollution en
revanche, pas de problème: c’est 7 jours sur 7 ! Je crois qu’à l’origine,
la boutade est partie du dessin d’un caricaturiste… Mais on en rit très
jaune, car il y a un sacré fond de vérité ! L’eau courante, effectivement,
est encore un gros problème. La situation est différente d’un quartier
à l’autre. En général, c’est par tranches de 24 heures : 24 heures
avec, 24 heures sans, c’est grosso modo ce qu’on a au bureau (mieux vaut
vérifier avant de se laver les mains ou aller aux toilettes !). Mais
dans certains quartiers, c’est seulement quelques heures par jour (et
souvent la nuit, il faut alors faire des réserves et remplir des bassines
et bouteilles…). En fait, le seul moyen de garantir de l’eau 24 heures
sur 24, c’est d’avoir une grosse citerne personnelle avec un surpresseur
et une pompe à eau qui la remplit automatiquement, autant dire que seule
une faible proportion des algérois peuvent se payer l’installation… L’électricité,
c’est déjà nettement mieux, mais c’est pas encore ça non plus. Il y a
des coupures irrégulières aussi, et des délestages dans certains quartiers. Mais le pire est effectivement et sans conteste la pollution.
Les algériens jettent tout partout dehors, n’importe où, sans regarder,
et sans complexe. Même dans notre immeuble de luxe dans un quartier très
correct, quand on a demandé où il fallait sortir les poubelles, le gardien
nous a répondu qu’il n’y avait qu’à jeter les ordures en vrac là-bas,
au coin de la rue… Effectivement, c’est là, en plein air, les sacs -quand
il y en a- à moitié éventrés par les chiens et chats du quartier, on ne
sait pas quand les camions de la voirie vont passer, et même quand ils
passent, les gars ramassent les poubelles à mains nues (peut-être parce
qu’ils ont vendu leurs gants), et ils en laissent la moitié… En voiture,
tout le monde jette ses canettes de Pepsi par la fenêtre, y compris sur
l’autoroute… Strictement aucune éducation, aucun sens civique, souci ni
respect de l’environnement : on est envahi par les ordures. Il y
a des décharges sauvages partout, même dans les endroits les plus chouettes
quand on veut faire des photos, impossible d’éviter les détritus qui jonchent
le sol au premier plan. Les algériens n’ont pas l’air de trouver ça anormal,
ça n’a pas l’air de les déranger... C’est vraiment infâme, aussi dégueulasse
que des pays vraiment pauvres et sous-développés, comme les Comores ;
mais les Comores elles n’ont ni gaz ni pétrole… Car pourtant, que je sache,
l’Algérie est un pays riche en ressources exportées de forte valeur, et
donc en entrées de devises. C’est d’autant plus râlant. Comment le pays
peut-il donc sembler si sale, si sous-développé, si pauvre, alors qu’il
fait partie de l’OPEP et a les poches bourrées de pétrodollars? En fait, il n’y a effectivement pas de classe moyenne, mais
d’un côté une classe aisée, très aisée, voire outrageusement riche, et
de l’autre une population qui arrive à peine à joindre les bouts, qui
galère pendant toute sa vie, vit entassée comme des sardines dans des
appartements minuscules dans des HLM de banlieue, au chômage depuis des
années et sans ressources régulières, et surtout guère de perspective
d’avenir. Les inégalités sont criantes, le déséquilibre est choquant,
scandaleux. En fait, les tenants du pouvoir sont les dirigeants de l'armée
et du parti unique (le FLN, et oui, le même depuis 54, sauf que les jeunes
fellaghas qui avaient à peine 20 ans à l’époque en ont 60 ou 65 aujourd’hui,
mais ils sont toujours là… Et c’est presque comme les soixante-huitards
chez nous, qui ont fini par retomber dans le système qu’ils méprisaient
et combattaient…). Enfin entre les politiques et les militaires d’ailleurs,
la nuance reste floue tant l’armée est infiltrée dans les administrations,
tant elle est devenue la voie de sélection des élites, tant on trouve
d’anciens militaires à de nombreux postes clefs dans le civil (même au
Croissant-Rouge, tiens). Mais le pouvoir corrompt, et à son contact, les
pétrodollars coulant à flots, les politiques, colonels et généraux n’ont
pas pu s’empêcher de se servir un peu au passage, c’était facile et tentant,
et puis ils considèrent ça comme un dû : le pouvoir, c’est les dollars,
et vice-versa… Qu’ils soient ministres, commandants, cadres supérieurs
chez Sonatrach (la puissante compagnie du pétrole), ou retraités reconvertis
en businessmen au commerce lucratif d’import export avec l’étranger :
ils ont profité de la manne -certains légalement d’autres moins-, assuré
largement leurs vieux jours, rendu des services calculés et intéressés
à des relations obligées (en attendant un renvoi d’ascenseur), et surtout
vite placé toute la famille à des bons postes : il n’y a que le piston
qui vaille (Piston, que dis-je ? Coup de bélier, oui !… L’adoubement
viendra toujours ensuite, après le fait accompli, sous forme d’ « acclamation »
a posteriori…). Enfin tout ce qui fait dire à l’historien Mohammed Harbi :
« aux yeux des Algériens, le pouvoir n'a plus la moindre légitimité
ni le moindre projet - sauf celui de préserver richesses et privilèges
établis », « une caste de privilégiés a dilapidé les acquis
de la révolution algérienne comme les richesses du pays, qu'elle a enfoncé
dans une terrible impasse économique et sociale ». Dur, comme constat ! Une des conséquences inattendues : il y a la nomenklatura des contemporains
de la Révolution (ou la guerre de Libération Nationale, bref la guerre
d’Algérie, quoi), et leur famille au sens large -leur clan plutôt- qui
occupe tous les bureaux et ministères, et il y a surtout aujourd’hui leurs
enfants, voire leurs petits-enfants même, qui ont toujours baigné dans
l’argent facile et les privilèges… On les appelle les « tchi-tchi ».
C’est cette jeunesse dorée, éduquée dans les écoles privées
(et parlant donc un français impeccable!), qui a les moyens, de gros
moyens, issus des devises. Elle vit totalement à l’occidentale dans de
grandes villas tout confort avec citernes d’eau, pompe et sur-presseur,
passe ses vacances à Tunis ou à Paris, achète ses voitures en France,
éventuellement avec option chrome, porte la marque et le modèle de lunettes
de soleil en vogue cette année, sort dans les boîtes branchées et s’habille
sexy, voire même boit à gogo de l’alcool à 350 dinars le verre -les mécréants !-,
prend un abonnement familial mensuel à la piscine privée pour 9000 dinars
(c’est plus que le SMIC local ! Vous imaginez en France un abonnement
à la piscine à 8 000 FRF pour un seul mois !), tout un univers de
luxe qui pourrait paraître ostentatoire, et fort occidental en tout
cas! -les Martyrs de la Révolution, ces fameux soi-disant 1,5 millions
de « chouhadas » qui n’ont d’ailleurs probablement jamais atteint
les 300 000 et dont on rebat les oreilles des algériens à toutes les sauces,
doivent se retourner dans leur tombe !… Cette jeunesse-là, on la
croise surtout à Alger et Oran. On en connaît quelques uns, et quelques
unes, qui frayent facilement avec les français. Mais c’est un petit monde,
au circuit bien défini ; ils se connaissent tous, un peu comme à
Saint-Germain-en-Laye, à la différence qu’à Alger, il n’y a pas tant d’endroits
où sortir pour se retrouver… Des vendredis bien longuets… D’où la question lancinante qui
revient chaque mercredi: bon, que fait-on ce week-end (c’est-à-dire jeudi
et vendredi), comment donc s’occuper? En ville, la vie culturelle a légèrement
repris mais reste encore réduite au minimum. Alger n’est tout de même
pas loin d’être un désert culturel… Les jours et les semaines ont une
fâcheuse tendance à s'égrener et se ressembler, et le soir comme le week-end,
le temps semble s’écouler au ralenti, surtout en ces chaudes journées
d’été, où l’on se languit dans la torpeur ambiante… Farniente… Il y a quelques années, il y avait même toute une catégorie
de jeunes que l’on appelait les « hittistes », « ceux qui
tiennent les murs », car ils n’avaient rien à faire, et s’ennuyaient
ferme, appuyés contre les murs d’Alger : ils passaient leur temps
à regarder la vie passer autour d’eux, comme les vaches regardent les
trains... Aujourd’hui on en voit moins, surtout l’été, quand avec les
retour des émigrés il y a mille petits jobs à se créer : vendre des
espaces à l’ombre sur les plages, ou des « pains maison » (galettes)
et des figues fraîches, ou des figues de barbarie sur le bord de la route,
aux automobilistes coincés dans les embouteillages monstre de retour des
plages. Mais pendant toute l’année, on les voit aussi vendre des cigarettes
à l’unité sur des petits stands bricolés, ou encore inventer des parkings
surveillés : il suffit de badigeonner « parking de nuit »
sur un mur et rester à surveiller le trottoir là toute la nuit pour récolter
les quelque 20 dinars par voiture, ça paye bien, et on suppose facilement
qu’il doit y avoir toute une mafia de gangs de gosses pour la répartition
des rues à surveiller… Les vieux quant à eux jouent aux cartes ou aux
dominos en petits groupes sur le trottoir, chaises ou tabourets sortis
dehors en petit cercle fermé, et tout le groupe de vieux compagnons suit
le déroulement de la partie avec la même intense passion que pour les
boules chez nous à Marseille… Pour les jeunes, c’est dramatique. Tellement nombreux et pourtant
souvent tellement solitaires. Car ils vivent encore chez leurs parents,
de plus en plus tard, entassés avec toute la famille, alors ils n’y viennent
que dormir le soir. Mais ils ne peuvent quitter ce foyer familial, car
souvent inactifs, et même s’ils ont un emploi et un peu d’argent qui rentre,
même s’ils sont fiancés, il est impensable de se marier avant d’avoir
un logement, or il est impossible aujourd’hui de trouver un logement…
Aujourd'hui, les Algériens se marient en moyenne
à 33 ans et les Algériennes à 30, alors que l'âge moyen du mariage était
de 18 ans pour les filles en 1966… Et encore faut-il avoir trouvé l’âme
sœur. Les derniers chiffres officiels font état de 800 000 célibataires, hommes et femmes confondus, pour la seule ville
d'Alger. Comme à Paris, finalement... Mais le drame c’est qu’ici, on ne sait pas trop comment hommes
et femmes peuvent se rencontrer… Cette société encore timide, freinée
par les traditions ancestrales de l’Islam, et encore engourdie sous le
choc de la vague islamiste et terroriste de la dernière décennie, n’offre
guère d’espaces de rencontre pour les jeunes. Aux cafés et sur les terrasses,
il n’y a que des hommes, bien sûr. Et surtout il n’y a guère d’endroit
où se retrouver dans l’intimité ; 3 endroits seulement identifiés,
où venir en couple pour passer un peu de temps en amoureux, anonymes,
loin des foyers familiaux surpeuplés : la pizzeria, les jardins publics,
ou le cinéma. Des cinés, il paraît qu’il y en avait 400 en Algérie au moment de l’indépendance,
dont il reste moins de 40 salles en activité aujourd’hui, et encore :
dont 3 seulement rénovés aux standards européens, dont la fameuse cinémathèque.
Il faudra vraiment que j’y aille un de ces 4, vérifier si effectivement,
le spectacle est autant dans la salle que sur l’écran… D’où hélas aussi
l’explosion de l’affluence dans les cybercafés, ces espaces de libre rencontre,
à l’échelle du monde, où l’on peut chatter avec d’autres jeunes, qui vivent
ailleurs, autrement, plus librement… Et qui sait ? Peut-être est-ce
plus qu’une évasion : une espérance de sortie du bourbier algérien,
où les jeunes qui aspirent à la modernité se sentent tellement à l’étroit,
pour aller vers un avenir peut-être lointain et inconnu mais sûrement
meilleur… On peut au moins y rêver… Le vendredi -l’équivalent de notre dimanche à nous, donc- trois
possibilités pour les algériens, selon leurs affinités : mosquée
(pour la grande prière de 13h20), plage (à la bidochon) ou bar (autre
boutade colportée par les algériens eux-mêmes, finalement très lucides
sur leur société, et gardant toujours le sens de l’humour…). En effet,
la grasse matinée est difficile, avec le muezzin à 4 heures du matin,
le soleil matinal, et les youyous ininterrompus des convois et fêtes de
mariages, avec musique, klaxons, et tout le tralala… Car c’est comme aux
Comores, autre pays de forte émigration, on attend l’été et le retour
des « je viens » (enfin ici on dit plus prosaïquement les « émigrés »)
pour fêter les épousailles en famille au grand complet… Et puis le vendredi,
tous les musées sont fermés, c’est pas malin ! (enfin sauf le « musée
du moudjahid », sous le monument aux martyrs, qui se visite avec
des chants patriotiques en fond sonore !). Vendredi, c’est le jour sacré du couscous. Avec une semoule délicieuse, cuite au couscoussier, opération en plusieurs temps pas très compliquée quand on a compris le truc, mais tout de même assez longue à préparer ; en tout cas le résultat est léger et fameux ! En Algérie, c’est la version sauce blanche pour l’été, c’est-à-dire au poulet avec comme légumes juste des courgettes et des pois chiches, c’est tout. Et avec on boit du « petit lait » (en fait, du lait caillé), succulent. On est tout de même loin du couscous royal marocain que l’on connaît en France, avec ses 50 ingrédients, carottes, raisins, etc.… La sauce rouge est la version tunisienne. Il y a aussi le couscous au miel, un délice, avec semoule douce sucrée et parfumée, que l’on peut déguster en été avec des morceaux de pastèques pour rafraîchir (si si !)... Et puis il y aura ensuite le couscous d’hiver, avec des pois cassés. Bref, le vendredi ce sont les grandes bouffes en famille. Difficile d’inviter les algériens, surtout les filles, qu’il est carrément impossible de soustraire à cette obligation familiale. Tout comme il est impensable d’inviter une algérienne le soir. Car à moins qu’elle ne soit une libre penseuse fort indépendante, jamais son père son frère ou son mari ne la laisseront sortir le soir… Plage donc, pour comater pendant la lente digestion du couscous.
Mais comme le menu peuple algérien, nous n’avons pas la carte très courtisée
qui nous permettrait d’aller lézarder au fameux « club des pins »,
la seule plage select, propre, entretenue et surveillée de la région d’Alger,
malheureusement réservée aux hauts fonctionnaires de l’Etat et familles
de généraux et colonels… ou ceux qui ont la chance d’en compter dans leur
entourage proche ! Nous sommes donc condamnés aux plages ordinaires,
absolument dégueulasses ! Quand on voit la saleté de l’eau sur les plages
privées, on n’ose même pas imaginer ce que ça doit être sur les plages
publiques ! En plus d’être ultra-bondées, elles sont vraiment infectes,
ça ne donne pas du tout envie de se baigner : à éviter absolument !…
D’ailleurs, la plupart on été interdites à la baignade au début de l’été,
ce qui n’est guère surprenant… Et justement, il faut surtout les éviter
le vendredi : les bouchons de retour des plages de Sidi-Ferruch à
Alger est largement digne de la route de Sainte-Maxime à Saint-Tropez,
un samedi soir en août! Exit donc les plages pour moi, et je reviendrai
hélas en France guère plus bronzée qu’à mon départ… Si on a la chance d’être véhiculé, on peut aller sur les petits
ports de pêche environnants, il en reste quelques-uns d’assez sympathiques,
avec les filets en tas sur le bord des quais, et les stands de poissonniers
vantant la fraîcheur de la marchandise. A La Madrague (El Djemila) par
exemple, ou plus loin à Bouharoun : on trouve sur le port, juste
en face des cageots des pêcheurs, moult sympathiques petits restaurants
où déguster la pêche du jour : merlan, rouget, espadon, sardines
grillés au feu de bois, ou en épaisse soupe maison servie avec de la rouille
(slurp !), et aussi crevettes royales grillées, hmmmmh, délicieuses
d’ailleurs ces grosses crevettes, sautées à l’ail et au persil ou en brochettes
(mais sans pastis…), on s’en pourlèche les doigts et les babines !
On peut également aller pique-niquer dans la forêt de Bouchaoui, ou encore
manger des glaces en terrasse à Staouéli (les algériens raffolent
des glaces, manifestement !), une des rares sorties possibles le
soir même en famille, c’est tout dire ! Autre grand classique des
vendredis algérois : se promener sur les quais de Sidi Ferruch,
premier lieu de débarquement des français en 1830, devenu station balnéaire
avec boutiques souvenirs, et bien sûr, des glaciers sur le port… Ou encore
la version un peu plus culturelle : journée à Tipaza, pour se promener
dans les ruines de la cité romaine et chercher y les beaux souvenirs d’Albert
Camus. On peut même y faire de la plongée au large des rochers ocres
qui forment toute la côte!… Mais le plus souvent, faute de voiture et la flemme aidant,
on se contente à vrai dire de faire le marché le matin et la sieste à
la maison l’après-midi, pour finir la journée, après le journal de France
2, en visionnant des films pirates sur l’ordinateur… Comme la plupart
des algériens sans doute, car outre les sorties culturelles ci-dessus
dont ils n’ont pas l’air d’être friands, pour pouvoir se changer un peu
les idées, il faut en général pas mal d'argent. Car il est des sorties
qui sont des privilèges d’étrangers, émigrés ou jeunesse dorée, comme
aller à la piscine de l’hôtel Saint-Georges pour 15 euros, au complexe
nautique de Raïs Hamidou à 8 euros l’entrée, ou jouer au tennis aux clubs
de Sidi Ferruch ou Ben Aknoun. Nous avons aussi eu la chance de voir en
concert deux enfants du pays -tous deux émigrés en France- : Cheb
Mami et Khaled, sur la scène en plein air (mais très sécurisée) de l’hôtel
Sheraton (20 euros la place). Des activités tout de même rares, et à des
prix européens totalement hors de portée de bourse des algériens, hormis
les quelques habituels rares privilégiés… Sécurité, terrorisme, barbus et banditisme L’Algérie est un drôle de pays, où l’on
fête les coups d’état: le 19 juin est jour férié, mais comme c’est assez
récent, même la moitié des algériens l’avaient oublié… Le 22 juillet,
c’est la fête de la police. Dès 3 jours avant, de grandes banderoles en
bleu marine sur fond blanc sont apparues, avec des slogans aux vagues
relents de chemise noire: “la dignité du citoyen est dans sa sécurité”
(ah bon?), “l’Etat de droit commence dans la police” (euh… dans la justice
plutôt il me semble, non?), “la sécurité des citoyens est source de progrès
économique et de paix sociale”… L’Etat a été désorganisé pendant 10 ans
à cause du terrorisme, et il reprend ses droits : la police est très
visible, la fierté innée de tout algérien est exacerbée par un nationalisme
surpuissant, il y a des drapeaux algériens partout, on pousse à l’extrême
le culte des martyrs, on peint des fresques très communisantes sur les
murs des écoles, où d’ailleurs on fait encore le lever du drapeau devant
tous les écoliers rassemblés dans la cour, au début et à la fin de la
semaine ; même dans les colonies de vacances d’ailleurs : durant
la veillée finale, les enfants s’enroulent dans le drapeau et chantent
l’hymne national avec le poing tendu… Extrait du site web du ministère des affaires étrangères français,
à la page Algérie : « Les voyages sont déconseillés
dans ce pays, sauf pour raisons professionnelles impératives. L'Algérie
reste un pays durement éprouvé par le terrorisme, même si celui-ci a beaucoup
diminué par rapport au milieu de la décennie 1990. En 2002, selon un bilan
établi à partir de sources de presse, 1562 personnes auraient été tuées
(633 civils, 278 membres des forces de sécurité et 651 terroristes présumés)
contre 2238 tués en 2001 et 2920 en 2000. La plupart des actions terroristes
sont commises en zone rurale, notamment à l'occasion de faux barrages
routiers. Il est donc fermement déconseillé de se déplacer par route,
surtout la nuit. Presque toutes les régions sont touchées, celles autour
d'Alger tout particulièrement (montagnes de Kabylie dans leur ensemble,
monts blidéens, massif de l'Ouarsenis). Aucune ville n'est pleinement
à l'abri des attentats, et l'agglomération d'Alger a encore été frappée
par un certain nombre d'actions terroristes d'août 2001 à juillet 2002
: attentats à la bombe au centre-ville, meurtres de policiers de la circulation,
mitraillage dans divers quartiers de la grande banlieue. Il existe en
outre, en Algérie comme dans d'autres pays, une forte délinquance de droit
commun. Dans le cas d'un voyage d'affaires
ou d'étude, il convient de s'assurer concrètement que l'organisme ou la
société hôte fait son affaire de l'accompagnement ou de la protection
le cas échéant. Il est recommandé de séjourner dans des hôtels sécurisés
dont les accès sont filtrés. Il est conseillé de rester discret au téléphone,
en particulier sur les déplacements de routine ou occasionnels. Pour des
raisons de sécurité, le transport interurbain par route reste très fortement
déconseillé. Le risque de faux barrages dressés par les groupes armés
est toujours à redouter sur un certain nombre de routes, y compris des
axes très fréquentés, souvent à la tombée de la nuit. Tous les déplacements
de nuit sont à éviter. Pour les personnes expatriées ou effectuant des
séjours réguliers en Algérie, il est conseillé d'éviter de prendre des
habitudes dans les déplacements (déplacements à heures fixes, sur des
trajets identiques).» Rappel : en 1988, le système socialiste à parti unique
adopté à l’indépendance fut enfin abandonné et le multipartisme autorisé :
les islamistes s’engouffrèrent dans la brèche. Début des années 90, suite
à la victoire du Front Islamique du Salut (FIS) aux élections (26 décembre
91, tiens il me semble que c’est aussi un 26 décembre, mais 5 ans plus
tard, que les talibans ont pris Kaboul !), le « processus démocratique »
fut suspendu par l’Etat et l’armée qui refusèrent de reconnaître la validité
des résultats, effectivement douteux. Le FIS a même été dissous, et c’est
là que les ennuis ont commencé, tout d’abord avec l’assassinat du président
Boudiaf (juin 92) : le pays a vraiment failli basculer et devenir
comme l’Afghanistan des talibans. Pendant plusieurs années, les « barbus »
en « kamiz » (la chemise longue des islamistes) étaient partout
dans Alger. Le FIS, véritable armée souterraine, a été privé du pouvoir,
mais s’est vengé par des massacres. La ville vivait dans la terreur des
attentats, à la bombe artisanale ou à la voiture piégée: la grosse
vague de terrorisme dans Alger-même a culminé de 94 à 97, avec aussi des
assassinats d’intellectuels, artistes, journalistes… Cette « sale guerre » ou « guerre invisible », en fait
une véritable guerre civile, a duré presque 10 ans, de confrontation d’une
incroyable violence entre la junte militaire et les groupes islamistes
armés, jeu au chat et à la souris mortel, règlements de comptes et représailles,
avec égorgements fréquents (le fameux sourire arabe…) et répressions exemplaires…
Jamais dans la délicatesse ! Et les souris d’hier sont les chats
d’aujourd’hui : l’ALN, la fameuse armée « de Libération Nationale »
algérienne, s’est retrouvée dans la situation de son ancienne ennemie,
et reproduit finalement les techniques de l’Armée Française à l’époque,
mais cette fois pour mater ses propres rebelles qui ont pris le maquis…
Clin d’œil de l’Histoire ! Aujourd’hui, hamdulillah, il n’y a plus aucun problème dans
Alger et sur les grands axes. Mais même s’il n’y a plus de couvre-feu,
les habitudes sont parfois restées, et les algérois restent prudents.
Dès que la fin de la journée approche, les femmes et les enfants disparaissent
-c’est le signe indicateur qui ne trompe pas- et il ne reste plus que
des hommes dans les rues... La ville est hyper policée aujourd’hui et
reste quadrillée, surtout le soir. Il y a des barrages de police à tous
les carrefours : il faut alors ralentir, allumer le plafonnier et
éteindre les phares (comme à Kaboul !) pour montrer qu’on n’est pas
des barbus, et attendre le signe de circuler. Tout semble pourtant calme et normal. Mais il ne faut pas se fier aux apparences. Même si aujourd’hui il n’y a plus d’attentats en ville, que les terros ont manifestement été chassés d’Alger, et que la ville semble revivre timidement petit à petit depuis disons 3 ans, qui sait ? Ca peut encore basculer d’un moment à l’autre... Les groupuscules ne sont pas bien loin dans les environs, et il ne tient pas à grand chose de réactiver des réseaux dormants en pleine ville. Les zones qui craignent encore sont les petites routes isolées,
et certaines zones de montagnes et leurs abords, où les embuscades et
tueries font encore fréquemment la une des journaux. Leur grande technique, ce sont les « faux barrages »:
faisant croire à un barrage officiel de la police, ils arrêtent toutes
les voitures, fouillent, et égorgent arbitrairement, surtout les représentants
de l ‘état, et tout particulièrement les policiers, pour qui il n’y a
pas de quartier. Comme chez nous en Corse, au départ ce sont les symboles
de l’Etat qui sont visés. Sauf qu’ici, c’est évidemment nettement plus
meurtrier, voire sauvage et cruel. Et puis souvent aveugle et arbitraire,
car finalement, n’importe qui peut finir avec un sourire arabe, ou au
mieux -surtout pour les jeunes femmes- être embarqué dans les caches des
montagnes pour servir d’esclave (sexuel et ménager), et pas toujours rachetable
par une rançon… Personne n’est à l’abri a priori. Il y a une part de pur
banditisme certes, quand ils raflent tout l’argent et les bijoux pour
servir leur cause, d’ailleurs aujourd’hui il est souvent difficile de
faire la distinction entre le terrorisme politique (au sens littéral :
semer la terreur) du simple banditisme de grand chemin, car les deux se
combinent insidieusement. Encore aujourd’hui, il y a 2 morts par jour
en moyenne, et certains ont avancé le chiffre de 200 000 morts dus au
terrorisme dans la dernière décennie 92-2002 : ça fait froid dans
le dos ! Eh oui, tout cela arrive encore. Les étrangers ne sont pas
plus exposés que les algériens cependant, mais il ne faut rien faire non
plus qu’ils ne feraient pas. Il faut
donc observer les mêmes règles, faire attention : éviter les routines,
changer les horaires, toujours étudier les itinéraires à l’avance quand
on veut sortir de la ville et informer le point de départ et le point
d’arrivée pour être attendu, éviter les petites routes et certaines zones,
et surtout circuler de jour, toujours, car c’est à la tombée de la nuit
que les grands vilains sont les plus actifs. Mais si on respecte ces règles
de sécurité -finalement assez peu contraignantes-, on ne voit rien, on
ne se rend compte de rien… Même si le FIS a pu effectivement
être soutenu par une bonne partie de la population à leurs débuts, avec
les excès passés cependant, la très grande majorité des algériens n'approuve
pas la forme extrémiste prise par les mouvements islamistes, ni leur comportement.
Ils les appellent les « barbus » ou les « frérots »,
ne les aiment pas du tout et s’en méfient même… L’interprétation stricte
de l’Islam est en fait une importation de l’étranger; cette vision au
pied de la lettre ne correspond pas à la culture algérienne, déjà très
métissée et finalement plutôt ouverte et tolérante. Et les algériens n’ont
pas beaucoup d’estime pour ces émirs et autres grands arabes du Golfe,
qui viennent leur imposer le wahhabisme, et chasser le faucon sur leurs
terres en leur donnant des leçons, en les regardant de haut, en se croyant
si supérieurs... Car à vrai dire, on voit certes beaucoup de grandes mosquées
en construction (certainement d’ailleurs financées par une ONG émiratie
ou par une autre! C’est ça qu’ils appellent l’humanitaire, là-bas), mais
pas mal d’algériens boivent de la bière ou du vin… Ca n’est pas disponible
partout bien sûr, mais on n’a pas besoin de chercher loin pour en trouver.
Et comme au Pakistan, il y a même une production locale de bière (marque
Tango) et aussi beaucoup de vin (longue tradition viticole héritée des
romains sans doute à l’origine, et surtout des français plus récemment…
Mais bon, vraiment, ils ne sont pas terribles!) Nous sommes donc à Alger, mais nous pourrions aussi bien être à Marseille-Canebière
ou Belzunce, ou Paris-Barbès… Pour ça que c’est parfois difficile de rester
vigilants, sous cette menace que l’on ne sent pas du tout dans la vie
de tous les jours… On a vite tendance à oublier le danger! Mais ce sont
alors les algériens eux-mêmes qui se chargent subtilement de nous le rappeler…
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