Chronique 55
Alger, 20 juin 2003


Stupeur et tremblement (de terre)
Et comment la vie continue pour les sinistrés algériens

Comme tout le monde, j’avais entendu aux actualités les terribles dégâts du tremblement de terre (avec 3 jours de retard toutefois, puisqu’il s‘est produit en plein milieu du stage Croix-Rouge à Modane). Mais je n’ai pas manqué de tomber des nues quand juste à l’issue de la formation, la Croix-Rouge en question m’a justement proposé de partir… en Algérie.

“L’Algérie? Pour le tremblement de terre? Ma foi… Euh…”

“Tu as bien dit que tu étais disponible immédiatement, non?”

“Oui, absolument… Bon, ben… Oui, pourquoi pas alors, OK pour l’Algérie…”

Les catastrophes naturelles, c’est pourtant pas mon rayon -je m’attendais plutôt à ce qu’on me propose une zone de conflit en environnement anglophone (les opportunités ne manquent pas)- mais enfin après tout, pourquoi pas? Voilà qui va je l’espère ressembler à l’étude de cas sur le tremblement de terre en Turquie sur laquelle nous avions planché au stage de Modane, car je ne sais rien d’autre en matière de désastre naturel… D’autant que cette fois-ci, ça n’est plus un jeu de plateau, mais du grandeur nature! Fichtre… Et c’est moi qu’on envoie là-bas, avec un autre quidam issu de la même promo de Modane, et tout aussi bleu que moi en la matière, vraiment? Bah, allez, j’avais adoré le sud tunisien et le Maroc il y a une dizaine d’années, les enlèvements et attentats terroristes semblent s’être calmés, et la Croix-Rouge m’assure que nous sommes attendus là-bas à bras ouverts (“vous êtes sûrs, hein?”); alors soit, pourquoi pas se lancer dans cette nouvelle aventure fort inattendue?

Le choc des premières impressions

La terre a donc tremblé le 21 mai, une très forte secousse de magnitude estimée à au moins 6.8 sur l’échelle de Richter. L’épicentre n’était qu’à une soixantaine de kilomètres à l’Est d’Alger, mais la zone sinistrée s’étend d’Alger même jusqu’aux contreforts des montagnes de la Grande-Kabylie, à 120 km de là. Les chiffres officiels font froid dans le dos: 2 300 morts et 10,000 blessés en quelques dizaines de secondes, près de 200 000 logements endommagés dont 20 000 effondrés ou à démolir, 30 000 familles à la rue soit 180 000 personnes installées sous les tentes… Les dégâts humains et matériels sont effroyables: les pelleteuses ont du pain sur la planche, pour encore pas mal de mois à venir!

On a beau avoir vu en long en large et en travers les images à la télé et les photos dans le numéro spécial de Paris-Match, on a beau s’y être préparé, ça fait tout de même un choc quand on voit les dégâts en 3D, live, de ses yeux vu… Du centre-ville de Zemmouri, il ne reste quasiment plus rien: que des ruines de part et d’autre de l’allée de mûriers (intacts, eux) de l’ancienne rue principale. C’est l’horreur. Ca rappelle immanquablement ces photos noir et blanc de nos vieux bouquins d’histoire, montrant les villes françaises et allemandes au lendemain des bombardements américains en 44 et 45: Rouen, Berlin, Dresde... Une grosse secousse de quelques dizaines de secondes a finalement produit des dégâts très similaires (même si la couleur enlève à la dimension dramatique).

Dans les quartiers résidentiels (si si) où se trouvent les grands immeubles (il faut dire que les algériens semblent avoir une prédilection particulière pour ces énormes immenses blocs et cités de béton qui surgissent partout, qu’ils soient bas-de-gamme ou même prétendûment catégorie luxe pour cadres: ça reste un look HLM!…), c’est la variété des effondrements qui surprend le plus. Bien sûr, le plus impressionnant, ce sont les immeubles ratatinés en mille-feuilles, dont il ne reste plus que les plaques de béton superposées, tous les murs et piliers des étages s’étant réduits à poussière. Aïe aïe, aucune chance de s’en tirer, ça prend aux tripes et fait vraiment mal à voir… Mais il y a aussi ceux qui sont de guingois, ont basculé sur le côté, et restent dangereusement penchés à 30 ou 40 degrés. Dans un quartier de Boumerdès, il est une grande zone avec des dizaines de HLM absolument semblables et les uns à côté des autres, où les bâtiments ont tous été très fortement touchés mais de manière totalement différente: certains sont penchés d’un côté, d’autres du côté opposé, certains sont effondrés, et plus loin, ce sont les piliers du rez-de-chaussée uniquement qui ont cédé, éparpillés comme un jeu de quilles. Très nombreux sont les immeubles dont seul le rez-de-chaussée a disparu, mais les autres étages semblent intouchés: ils ont simplement descendu d’un niveau… Dans les cas les plus fréquents, le bâtiment dans son ensemble ne s’est pas forcément écroulé: il tient encore debout, mais lézardé, fissuré, troué, fracturé de partout, avec quelques murs tombés. Même quand apparemment ce n’est que la maçonnerie qui a pris, il est fragilisé et risque de s’effondrer à la moindre nouvelle secousse. Ou encore j’ai vu à Boumerdès une moitié d’un HLM qui s’est totalement écroulée, en plein milieu des appartements, alors que l’autre moitié est restée intacte; on voit les pièces coupées en deux, les salles de bain en plein air et les étagères encore suspendues entre ciel et terre. Pourquoi ici et pas là? Pourquoi toutes ces bâtisses si semblables, voisines immédiates les unes des autres, se sont-elles effondrées de manière si totalement différente?

Il faut dire qu’on perd assez vite tout sens de la logique et du rationnel quand on se balade dans cet environnement d’apocalypse, on renonce très vite à comprendre. On ne peut qu’écarquiller les yeux tout grand et frissonner devant l’ampleur des dégâts. Et surtout pas être trop émotif. Dans les pires des cas, on vous montre un gros tas de béton et ferraille, en vous expliquant que là se trouvait récemment un immeuble de cinq (ou dix) étages. Ou une grande maison avec 4 familles dont seuls quelques uns ont survécu. C’est que les recherches ont remué le béton pour retrouver des survivants. Ou plutôt dégager des corps… Il ne reste plus qu’un misérable tas de gravats. Glups… A Zemmouri, alors que les déblaiements ont à peine commencé, j’ai vu un quidam en train de fouiner parmi les ruines pour récupérer des briques entières. Franchement, qui voudrait reconstruire avec des briques d’une maison effondrée lors d’un tremblement de terre?

C’est forcément un choc. D’autant que j’ai vécu plus de 4 ans à San Francisco -zone à fort risque sismique s’il en est- alors je suis peut-être plus sensibilisée… Je n’ai subi là-bas que des secousses de magnitude relativement faible (suffisament pour flipper tout de même, surtout à la réplique!), et ai suivi plusieurs sessions obligatoires chez mes employeurs californiens, en matière de préparation, précautions à prendre avant et pendant, et premières mesures d’urgence. N’empêche que le risque restait abstrait et totalement virtuel. Je me rends compte seulement maintenant de l’ampleur de la catastrophe que peut prendre un tremblement de terre vraiment puissant en zone urbaine.

Dans l’ensemble, les immeubles construits à l’époque coloniale ont plutôt bien tenu. Mais pas tous les bâtiments anciens. Nous avons ainsi visité le responsable de la coopération à l’ambassade de France, installé dans un superbe petit palais maure du 18ème siècle, avec cour intérieure, arcades ouvragées, faïences mozarabes à mi-hauteur. Mais un fil de balisage était tendu à l’intérieur pour fermer l’accès à toute une aile, car une façade entière sur un des 4 côtés était en train de se désolidariser du reste du corps de bâtiment… Un si beau palais; quel gâchis! Même dans Alger, on passe chaque jour devant un immeuble dont les murs extérieurs de plusieurs appartements du 5ème et dernier étage sont carrément tombés sur le trottoir en bas! Comme quoi même les trottoirs peuvent être dangereux: il y a parfois des barrières ou de grands fils accrochés aux arbres des allées, pour indiquer qu’il vaut mieux marcher sur la route en évitant le trottoir: en effet, on y voit plein de petits gravats et en levant la tête, certains balcons en pierre de ces beaux immeubles type Haussmann semblent fissurés de manière fort inquiétante! “Tu es poussière, et tu retourneras poussière”, littéralement! (enfin dans sa version coranique: “ A Dieu nous appartenons et à Lui nous retournons”…).

Du soulagement d’arriver après le gros de la bataille…
et n’avoir point vécu le pire!

Heureusement en tout cas que je ne suis arrivée que 2 semaines après le séisme. D’abord, on a évité les violentes répliques qui ont suivi, et sont d’autant plus traumatisantes surtout lorsqu’elles se multiplient à ce rythme et avec cette violence. Car on sait tout de suite de quoi il s’agit, et la peur au ventre est immédiate: quelle est la force? Et surtout: pendant combien de temps ça va trembler? La première secousse a duré 38 secondes. Oui, 38 secondes! Vous vous rendez compte de ce que durent ces 38 secondes d’angoisse? Essayez donc de mesurer: c’est interminable!

Ainsi, à notre arrivée, certains au sein même de l’équipe d’intervention d’urgence de la Croix-Rouge qui étaient encore sur les lieux, sursautaient de terreur au moindre grondement ou frémissement, dû simplement parfois à un camion un peu lourd passant sur la rue, ou quelqu’un qui se cogne dans la vitre. Même les hurlements des chiens les mettaient en alerte, car il paraîtrait qu’ils l’avaient senti venir avant (des ravages de radio-mosquée…). Je suppose que même les plus rationnels deviennent vite superstitieux, dans ces cas-là… Mais la psychose semble avoir été terrible... et générale!

Tous ceux qui ont vécu les répliques des 15 jours suivant le séisme nous en parlent encore émus, térrifiés, français ou algériens kif kif. C’est en fait la 3 ou 4ème grosse réplique, celle de 5.8 qui a eu lieu à 3 heures du matin, qui a véritablement traumatisé tout le monde: ils en parlent encore en frémissant, spontanément, à toute occasion!… Même notre hôte le directeur de l’hotel nous a raconté avec émotion comment sa fille de 2 ans a pleuré “maman, tout cassé!”, et qu’ils sont tous allés se réfugier dormir dans la voiture pendant une semaine (comme la quasi totalité des algérois), par peur de retourner dans la maison pour se faire à nouveau jeter du lit en plein sommeil, et risquer de se retrouver prisonnier du béton…

On n’a pas connu cette angoisse heureusement, les fortes répliques semblant avoir miraculeusement cessé la veille de notre arrivée... Mais on est tout de même logés dans des chambres au 6ème étage avec grande terrasse, pas seulement pour la vue panoramique sur la baie (par ailleurs magnifique), mais aussi parce qu’en cas d’effondrement -preuve à l’appui!- mieux vaut être au-dessus qu’en-dessous… Aussi, nous avons préparé un sac d’urgence près de la porte (non bouclée) donnant sur la terrasse, prêt à être saisi même en pleine précipitation, et contenant sac de couchage, lampe torche, piles, gourde, bouteille d’eau, etc. Inch’Allah, on n’en a pas eu besoin (enfin pas encore, sait-on jamais, ça peut revenir plus tard…): en tout cas, s’il y a eu tout de même quelques petites secousses, elles étaient trop faibles pour être ressenties ici à Alger. On touche du bois; puisse Hadès rester paisible et repu de ce récent sacrifice…

Mais ce dont je remercie surtout la Providence, Dieu, Allah, Yahvé, Zoroastre, Zeus, Vishnu, qui vous voulez, toujours d’après les dires de ceux qui se sont trouvés sur les lieux dans les jours qui ont suivi la catastrophe, c’est de m’avoir épargné cette horrible odeur de mort, qui émanait des ruines des immeubles effondrés, là où les corps n’avaient pas encore tous été dégagés. Souvenir terrifiant dont certains pourtant spécialistes des secours restent encore traumatisés. Hamidullah, Grâces soient rendues à tous les panthéons du monde, j’ai échappé à ça! La simple vision de l’étendue des dégâts matériels est déjà amplement flippante et suffisante…

Des histoires traumatisantes, on en a entendu plein. Une directrice d’école de Boumerdès, très engagée dans les secours du Croissant-Rouge, nous a raconté que les images qui imprimeront sa mémoire à jamais sont les horreurs qu’elle a vues durant les 3 premiers jours après le séisme: ce couple qui a été retrouvé enlacé dans les décombres, cette mère qui ayant retrouvé les corps déformés de ses deux petits garçons en soulevant les bâches qui couvraient les morts les a pris dans ses bras mais s’est mise à hurler quand elle a vu que leur peau était soufflée et brûlée se détachait sur elle par pans entiers (beark), cet homme qui a été retrouvé au 6ème jour grâce à un réveil qu’il remontait et faisait régulièrement sonner, cette autre mère à qui les secouristes disaient que le corps de sa fille ne pouvait être dégagé et qui en réclamait au moins un morceau, cet homme qui revenait d’acheter de la limonade et a vu sa femme enceinte se faire broyer pendant qu’elle étendait le linge sur le balcon… Un mois après, elle en parle comme ça, avec détachement, le plus naturellement du monde. Enfin semble-t-il…

Parmi les algériens pourtant, les algérois surtout, beaucoup, encore traumatisés par les innondations dramatiques d’il y a un an et demi à Bab-el-Oued (quartier populaire en plein centre-ville d’Alger) ont refusé d’aller sur la zone sinistrée pour ne pas voir les terribles dégâts, et l’image ainsi renvoyée de leur vulnérabilité... Et pourtant ils le savent, qu’Alger et d’ailleurs toute la côte méditerranéenne, ultra touristique, sont bâties sur une faille très active (c’est la plaque africaine qui remonte et glisse sous la plaque eurasienne, avançant de près d’un centimètre par an tout de même). Comme en Californie, en fait. Ils se savent en sursis, dans l’attente du “Big One”. Enfin disons que ces derniers évènements viennent encore une fois de le leur rappeler, à grande échelle et de manière un peu brutale, alors que de nombreux tremblements de terre avaient déjà gravement ébranlé plusieurs coins du Nord de l’Algérie depuis plus de 20 ans.

Haroun Tazieff l’avait bien dit quand il est venu en Algérie suite au tremblement de terre de 1980: Alger est construite en plein sur une faille, or la ville devient surpeuplée et étouffée et donc d’autant plus dangereuse: il faudrait commencer à désengorger la ville en décentralisant petit à petit les administrations et encourageant les industries à s’installer ailleurs, plus loin dans l’intérieur, et éloigner ainsi le gros de la population des zones à risques. Il avait même été question de construire une nouvelle capitale administrative 250 km plus bas un peu type Brasilia. Mais c’est évidemment laissé lettre morte, et les foules et entreprises continuent à affluer à Alger, qui est maintenant au bord de l’asphyxie avec 3 à 6 millions d’habitants (selon les versions). Pauvre Haroun, on l’avait accusé à l’époque de colonialisme (le comble!), de vouloir contrer le développement d’une capitale forte… Mais maintenant, les algérois s’en souviennent; ce sont eux-mêmes qui en reparlent. Alors peut-être le projet va-t-il désormais ressortir des cartons?

La faute à qui?

Je n’ai heureusement pas côtoyé la mort de près donc, mais outre les chiffres proclamés, forcément abstraits, on en lit encore des évocations émouvantes: sur les vitrines des commerçants dans la zone sinistrée, sur le pare-brise des bus, et même jusque sur les murs du siège du Croissant-Rouge à Alger d’ailleurs, sont placardées des photocopies noir et blanc avec portraits grand format de disparus, pas retrouvés et probablement décédés lors du tremblement de terre, mais toujours recherchés par leur famille, qui espère qu’ils sont simplement allés se réfugier ailleurs. Dans tous les journaux aussi, encore aujourd’hui, des pages et des pages entières d’annonces et messages de condoléances des entreprises aux sinistrés en général et aux familles de leur personnel en particulier, qui finissent tous par “Puisse Dieu le Tout-Puissant accorder aux défunts Sa Sainte Miséricorde et les accueillir en Son Vaste Paradis”…

“C’est la vie” dit Amine, notre chauffeur de 25 ans, typique du fatalisme résigné bien musulman (=si ça s’est passé, c’est que c’était notre destin, c’était écrit, Allah l’a forcément voulu pour des raisons supérieures qu’Il est seul à connaître). ”Comment ça, c’est la vie?!” s’énerve notre interlocuteur libraire de l’avenue Didouche Mourad. “Comment tu peux dire que c’est la vie? C’est qu’on a été escroqués, oui! Il y a des coupables!”. Un de ses collègue et ami de Zemmouri a perdu la vie, avec sa femme et 5 de ses enfants. Seuls deux des plus petits ont pu être dégagés vivants, protégés par le corps de leur mère qui les couvrait de ses bras. Il a appris cela, alors que seulement une heure avant le séisme, ils étaient chez des amis communs. Il en avait les larmes aux yeux en l’évoquant.

Car c’est flagrant, on ne peut pas s’empêcher de le remarquer: ce sont surtout les constructions récentes qui ont “pris”, celles faites à la hâte, sans respect des règles d’urbanisme ni des normes anti-sismiques, avec des matériaux traffiqués, du béton de mauvaise qualité et plein de sable, et/oudes fers importés trop fragiles (les chinois eux, qui importent même toutes leurs équipes de Chine, savent construire du solide, et rapidement en plus car il font les 3x8 sur les chantiers!). Promoteurs avides de profit, entrepreneurs peu scrupuleux, autorités locales trop complaisantes, corruption, dessous de tables, contrôles inexistants, gouvernement qui ferme les yeux, tout a été dit et il y a certainement des responsabilités très partagées… Dixit: “Ce n’est pas tant le séisme qui a tué. Regardez au Japon, ils en ont tout le temps, des gros tremblements de terre là-bas, ils vivent avec et n’ont jamais de tels dégâts! C’est plutôt l’homme le coupable, son impardonnable mépris des normes de sécurité, sa négligence des risques…”

Mais tout le monde n’a pas donné d’explication aussi rationnelle au séisme. Un discours officiel scientifique et clair a brillé par son absence, laissant  la porte ouverte à toutes les dérives… Certains croient sincèrement que le séisme est dû à la chaleur excessive à cette période de l’année… Beaucoup croient à un avertissement d’Allah, envers les hommes. Et chacun y va de son idée sur ce qui a bien pu irriter Le Plus Misécordieux. Egoïsme, opportunisme, pas assez pieux? Ce sont évidemment surtout “les barbus”, surnom local pour désigner les islamistes, qui se sont précipités sur l’occasion pour donner la leur, d’explication, aussi simpliste que convaincante (paraît-il): Allah a ainsi voulu signifier sa colère envers les femmes dévergondées, qui fument, se maquillent, se promènent seules et vivent librement, sans la supervision de leur père ou frère, et surtout surtout s’habillent de manière totalement indécente, voire impudique, éloignées des préceptes de l’islam (qu’ils disent). Allah a frappé pour punir les algériens, les rappeler à l’ordre, les femmes débauchées comme les hommes qui tolèrent cette luxure. C’est pour ça que la terre a tremblé. Mais bien sûr, voyons… Mais le plus incroyable et affligeant, c’est qu’il se trouve tout de même des âmes faibles pour avaler ce discours! Autre détail symptômatique: le même libraire d’Alger, qui vend nettement plus de livres écrits en français qu’en arabe (et a refusé de distribuer des pamphlets de propagande islamiste, bien qu’il ait lui-même un frère devenu terroriste qui a pris le maquis), nous a raconté que pourtant, même chez les gens cultivés, il a surtout vendu des livres religieux sur ces dernières semaines juste après le séisme; “pour offrir aux mosquées, et leur permettre ainsi de se déculpabiliser, se purifier et laver leurs péchés”…

Se réhabituer à la vie sous les tentes…

Plus de 180 000 sinistrés vivent donc désormais sous les tentes, ça fait quand même une ville plus grosse qu’Aix-en-Provence.... Sauf que ça n’est pas une ville de 30 000 tentes qui a surgi, mais plus de 270 sites spontanés et mouvants, éparpillés sur toute la zone, avec chacun de 10 à 400 tentes (et ça complique beaucoup les choses!). Les familles se retrouvent donc dehors, que leur logement se soit vraiment effondré, ait été partiellement détruit, ou même simplement lézardé mais ils ont peur d’y retourner et de prendre le risque qu’il ne s’écroule sur eux (c’est arrivé à plusieurs malchanceux lors des répliques, alors qu’ils récupéraient des affaires).

Des experts doivent passer progressivement examiner tous les bâtiments endommagés pour estimer s’ils sont habitables ou pas (mais ça va prendre un bon moment pour tout visiter!), et ils apposent après leur passage un marquage extérieur sur la porte ou sur les murs qui restent pour informer les anciens occupants: croix verte (vert 1 ou vert 2): habitable, croix orange: à consolider (orange 3: à renforcer, orange 4:irrécupérable), et croix rouge: à détruire (classification assez ésotérique: pourquoi y a-t-il deux niveaux de vert? Et je n’ai pas compris la différence entre orange 3 et rouge…). Quand on se déplace maintenant sur la zone sinistrée, on voit partout ces grosses croix peintes sur les portes: ça rappelle furieusement le marquage des maisons pestiférées au moyen-âge… (et ça met d’autant plus mal à l’aise d’ailleurs qu’une épidémie de peste bubonique vient justement d’être déclarée de l’autre côté, à Oran… Si si, la peste bubonique, celle-là-même que Camus imaginait, remontée des obscures profondeurs médiévales... Mais quelle malédiction pèse donc sur ce pays?)

Partout dans la zone sinistrée, tout le monde a fui les immeubles, maisons et bâtiments en dur, qui demeurent déserts même quand ils semblent intacts, avec encore le linge qui sèche aux fenêtres.  Dans les premiers temps, les sinistrés ont dormi dans leur voiture, ou installé leur tente de camping (quand ils en avaient une et réussi à la récupérer) ou simplement bricolé un abri de fortune, juste en face de chez eux, pour ne pas perdre de vue leurs biens prisonniers des ruines ou trop dangereux d’accès. Des particuliers venus de partout venaient spontanément apporter de l’aide et à manger, en attendant que les secours s’organisent (y compris quelques barbus opportunistes, mais finalement, ceux-là se sont assez vite fait écarter).

 

Mais après tout c’est très rapidement (malgré les critiques) que les autorités ont pris les choses en mains: forces armées et protection civile ont été largement mobilisés pour installer en un temps record d’immenses camps de tentes bien alignées, pour y loger les familles de sinistrés à la rue. “First things first”: l’électricité a été installée en premier (pour la lumière mais surtout…la télé!), et ensuite progressivement douches et latrines, puis la sécurité (tôle ou grillage autour des grands camps, avec gardiens armés à l’entrée), et enfin des administrateurs de camp ont été affectés par l’Etat (fonctionnaires venant d’autres régions d’Algérie), en plus des délégués choisis par les sinistrés eux-mêmes.

Plus de 30,000 tentes ont été installées au total, la très grande majorité provenant de dons de l’étranger. Les modèles, styles et tailles varient énormément selon les pays donateurs. On apprend d’ailleurs très vite ces codes de couleurs, car les tentes sont en général estampillées et les sinistrés eux-mêmes sont très au courant de l’origine des dons qui leur sont distribués: ainsi celles blanches avec un toit azur sont des dons de Suisse, les grandes bleu marine viennent d’Italie, le Koweït a envoyé des tentes beige, les jaunes sont marocaines, il en existe aussi à larges rayures blanches et bleues, des turquoise, certains modèles blanc cassé sont avec doublage intérieur à motif tapisserie -fleurs roses ou losanges marron et jaune- (ce doit être celles des saoudiens), les grandes tentes carrées à chapeau pointu couleur écru sont françaises (ou pakistanaises, selon la qualité de la toile)… Plus bien sûr les tentes couleur tabac de la protection civile et les kaki de l’armée algérienne. Toute une palette donc, qui sont diversement appréciées par les sinistrés. Et ceux qui ont hérité des petites tentes triangulaires à deux piquets s’estiment lésés: et comment ça se fait qu’au camp d’à côté on leur a attribué des grandes tentes familiales italiennes, à eux? (vous constaterez que l’algérien a largement hérité de la nature râleuse du français, à la puissance méditerranéenne!)…

N’empêche que parmi ceux dont le logement est simplement fissuré et non pas totalement détruit, certains ont quand même dû y retourner pour récupérer des affaires (ou payer d’autres pour le faire, ou été particulièrement chanceux lors des distributions de dons), car quand on visite les camps de tentes, il y en a tout de même un nombre non négligeable qui abrite… une télévision! Si si, maintenant que toutes les tentes ont été individuellement raccordées à l’électricité par des gros pilônes de bois plantés à la queue-leu-leu sur les sites de campement (en visitant les camps, on se prend systématiquement les pieds dans les fils)… Plucieurs ont même manifestement démonté puis remonté leur parabole sur le camp, devant leur tente, pour pouvoir continuer à regarder la télé satellite (pour les chaînes françaises surtout)... Luxe inattendu dans ce genre de contexte…

Alors bien sûr, il y a de vrais sinistrés, qui ont tout perdu dans le séisme. Mais enfin clairement, il n’y a pas que ça. Il  y a aussi par exemple pas mal de défavorisés qui essaient de profiter de l’occasion en s’immisçant dans les camps pour se faire inscrire sur les listes de sinistrés et bénéficier ainsi des tentes, des distributions gratuites, et surtout d’une promesse d’attribution ultérieure de logement. Dur dur pour les autorités de séparer le bon grain de l’ivraie: les vrais sinistrés du séisme, et les autres… Mais aussi il y a ceux qui sont temporairement sinistrés, mais pas du tout dans le besoin. Surtout à Boumerdès, ville de cadres employés par la Sonatrach, l’ultra-puissante compagnie des pétroles algérienne, qui y avait de nombreux des instituts de formation et immeubles de bureaux.

Dans un camp de Zemmouri par exemple, nous avons un jour été invités par un délégué de camp à boire le thé à la menthe sous sa tente. Il a deux femmes et 8 enfants, ils sont donc 11 à dormir la nuit dans une grande tente bleu marine (un camp d’italiennes, donc). La journée, les enfants vaquent à leurs occupations (bibliobus avec uniquement des livres en arabe, chants chez les scouts musulmans, dessins aux crayons de couleur dans la tente des psychologues, accompagnement à la plage avec des volontaires du croissant-rouge…). A l’intérieur de la tente, un salon tout confort: le meuble télé, la télé satellite bien sûr, les cadres photos, les napperons, l’affreux toutou en porcelaine et autres petites déco bien kitsch, la table basse avec sa nappe brodée, et même un grand frigo! Pas si mal tout de même… Son immeuble est encore debout, là-bas, il nous le montre de loin, mais les experts ne sont pas encore passés pour estimer les dégâts. Il raconte que ses voisins de palier se sont retrouvés sur des camps différents et le regrette fortement. Il ne connaît pas bien les familles dans les tentes ici autour de lui, et manifestement n’a pas l’air très disposé à s’organiser avec eux par exemple pour faire des repas collectifs… Fine bouche donc, pour quelqu’un qui n’est pas vraiment dans le besoin, et peut se permettre d’aller en voiture à quelques kilomètres d’ici pour acheter fruits et légumes, et améliorer nettement le quotidien des soupes populaires et des paquets de semoule distribuées…

Un autre jour, nous avons été invités dans une tente (grande carrée kaki de l’armée) où logeait une famille avec leurs 12 enfants! Posée à même le sol de terre battue, avec juste une natte au milieu, quelques petits tabourets de fortune, et des matelas empilés sur un côté. Tous ses meubles sont encore dans son appartement, mais l’immeuble est dangeureusement incliné et ils n’y ont donc pas accès. 3 des enfants vont pouvoir partir en colonies de vacances organisées par le Croissant-Rouge cet été, une prise en charge qui va déjà un peu les alléger…

Une chose frappe au fur et à mesure que l’on visite les camps, c’est leur évolution dans le temps… D’abord à l’ordonnance toute militaire, avec le temps, les camps deviennent de plus en plus négligés, voire carrément bordéliques. Les piquets partent dans tous les sens, les toiles se détendent, la poussière du sol et le sable du sirocco se déposent sur les toiles qui finissent par toutes prendre la même couleur sale, tout le monde récupère petit à petit des tapis, du matériel, tire des fils pour étendre le linge, ajoute des rideaux de dentelle aux fenêtres des tentes. La plupart installent des cannisses ou des tapis autour de la tente pour se créer un espace privé, une petite cour intérieure, avec aussi une toile pour faire parasol… Il y en a qui ont même récupéré des planches et des portes pour barricader leur espace… Il y a eu aussi un grand tournoi de foot organisé entre équipes des différents camps (camp de “Genie sider” contre “AADL3”, ou “stade de Boumerdès” contre “1200 logements”…). Bref, la vie a repris ses droits: tout le monde s’installe, et ce dans une cohue toute méditerranéenne…

Aide internationale :distributions de semoule, brosses à dents, et soutien psy

Comme à toute grosse catastrophe, les professionnels du désastre, les humanitaires, et surtout les français naturellement quand il s’agit d’un pays comme l’Algérie, se sont précipités sur le terrain. La plupart des équipes d’urgence (les 10-15 premiers jours après la catastrophe) se sont installées au fameux hotel Saint-Georges, l’ancien grand hotel colonial où descendent traditionnellement tous les étrangers et hommes d’affaires. Mais c’est tout de même un peu trop cher pour les équipes qui restent un plus longtemps sur le terrain, et donc voilà, on se retrouve tous 100 mètres plus bas à l’hotel Dar Diaf, la catégorie juste en-dessous (et propriété d’un binational algérien-français ravi de faire en nous recevant une bonne action pour les sinistrés). Tous les soirs dans le lobby de l’hotel, c’est le QG des ONG internationales: MSF France, MSF Belgique, ACF, MDM, OXFAM, Croix-Rouge et j’en passe… Chacun autour d’une table basse, à faire le point de la journée et rédiger des projets et demandes de financement, répartis aux quatre coins du salon, aussi loin que possible les uns des autres, car chacun sait que les murs ont des oreilles. De toute façon, on finit par se connaître ets e saluer poliement, à force de se croiser à tous les dîners et petits-dèj dans la salle restau, et aux diverses réunions de coordination. Mais ce n’est pas pour ça qu’on communique forcément beaucoup au-delà des salutations d’usage… Peut-être un reliquat de vague concurrence? Enfin on a tous notre métier de base, notre spécialité, nos centres d’intérêt. Et dès que les projets des uns et des autres se précisent, que l’on est rassuré finalement d’avoir chacun notre créneau sans nécessairement se marcher mutuellement sur les platebandes, alors seulement la glace commence à se briser, et c’est là qu’on va enfin s‘inviter, et parler autour d’un verre (de thé à la menthe, encore, car alcool pas dispo au Dar Diaf), et de tout autre chose d’ailleurs (d’Irak, de Soudan, d’Afghanistan, de Turquie…)

Alors ici en Algérie, c’est curieux, maintenant que les équipes de premiers secours et les équipes médicales sont reparties, parmi ceux qui restent, il y a profusion hallucinante de psychologues qui parlent traumatisme, soutien psychologique, debriefings et groupes de parole… Ils font faire des dessins aux enfants (immanquablement des maisons tordues) puis les font jouer et construire avec des legos, et font raconter les moments pénibles du séisme et les cauchemars des parents, qui se mettent souvent à pleurer, et parlent alors de leurs peurs en général, de leur passé, des années de terrorisme, des violences conjugales dont ils (ou elles plutôt) sont victimes… Les filles de Médecins Sans Frontières nous en racontaient parfois des vertes et des pas mûres, le soir, sur ce qu’elles avaient vécu et entendu dans la journée sur les camps… Poignant. Les équipes de secours aussi ont besoin de parler et d’évacuer…

Plusieurs organisations font des distributions, ce qui est toujours une opération un peu délicate, car peut être source de jalousies, menaces, revendications, triche, jeux d’influence, troubles etc, voire même émeutes… Le risque est toujours que les produits soient détournés, distribués au mauvais moment, en doublon, en trop grande quantité, ou qu’ils ne soient carrément pas adaptés au contexte ou à la culture, et que par conséquent on les retrouve à vendre sur les marchés locaux (comme les mini bouteilles de Tabasco en Afghanistan…). Parfois aussi sur le terrain, on peut être confronté à des obstacles inattendus. Un jour où une distribution de “colis cuisine” était prévue (ustensiles, assiettes, couverts, gobelets), nous nous sommes d’abord rendus au stock pour prendre ces fameux colis, mais une foule d’indigents se trouvait là dont on ne sait comment ils étaient au courant de l’opération, plutôt genre aggressifs, qui bloquaient la porte et réclamaient des colis pour eux-mêmes. Même la protection civile ne voulait pas intervenir, car le maire était présent: il estimait que puisque ce local avait été mis à disposition par sa commune, son contenu lui revenait, il allait lui-même décider à qui il devait être distribué, bien sûr à ses administrés -voire ses proches- plutôt qu’aux sinistrés des camps voisins. Ca frise le clash, obligés d’en faire appel à des autorités plus haut placées, pour décider finalement d’annuler et reporter l’opération. Ou alors les camions qui ne sont pas prêts, ou les listes pas à jour, ou l’administrateur pas présent, ou il y a moins de colis que de tentes (ou comment rester zen! Je fais d’énormes progrès en matière de patience…). Autre exemple concrêt: il est fréquent que les sinistrés réclament des cigarettes, plutôt que des paquets de pâtes, dont ils estiment avoir reçu assez. La pression avait même été tellement forte en 2001 après les innondations de Bab-el-Oued que le Croissant-Rouge avait été contraint de demander un don à la société nationale des tabacs, pour calmer le jeu pendant les distributions… Le comble!! Et tout ça évidemment n’est pas du tout prévu dans les beaux projets bien pensants et bien ficelés que les ONG internationales présentent à leurs bailleurs de fonds, et qui seront lus et étudiés confortablement assis derrière un ordinateur à Bruxelles ou Washington…

En attendant à l’aéroport d’Alger, des centaines d’avions de frêt sont arrivés avec des dons d’aide humanitaire, et notamment provenant des Croix-Rouge et Croissant-Rouge de tous les pays du monde (parfois des débarquements surprises même pas annoncés d’ailleurs!). Exemples en vrac : 21 tonnes de couvertures envoyées par le Croissant-Rouge Lybien, 13 tonnes de médicaments du Croissant-Rouge Egyptien, 5 tonnes de haricots en boîte du Croissant-Rouge Iranien, 10 tonnes de pâtes et 15 tonnes de riz du Croissant-Rouge Syrien, et quelques Croix-Rouge tout de même aussi: 10 000 boîtes de conserve des belges, 50 000 gants médicaux des allemands, 10 000 tentes et autant de couvertures des français, ou encore 1500 suaires envoyés par les espagnols (macabre mais pragmatique). Après les avions, il y a aussi des bateaux entiers avec des conteneurs pleins à craquer, qui continuent à arriver d’Espagne, d’Italie, et surtout de Marseille (on a même reçu un lot de couvertures transportées dans un chalutier espagnol, qui sont arrivées imbibées d’eau de mer… Il a fallu toutes les essorer, elles vont tenir debout tellement elles sont pleines de sel! Qui en voudra?). En final, la France est tout de même de loin le pays qui a donné le plus pour l’Algérie, et les algériens en sont sincèrement reconnaissants. Dommage que finalement, on ne communique pas tellement dessus…

Mais la grosse opération de la Croix-Rouge Française, c’était la collecte fin mai en France de “colis hygiène” auprès du grand public (un remake de l’opération « un colis pour le Kosovo » en 99). On a demandé aux français d’acheter et donner aux volontaires Croix-Rouge installés à la sortie des caisses des grandes surfaces, de quoi faire un colis individuel contenant: 1 flacon de shampooing, 1 tube de dentifrice, 1 brosse à dents, 1 peigne, 1 savon, 1 petite serviette de toilette, 1 gant (alors que chacun sait qu’il n’y a ques les français qui utilisent des gants), 1 paquet de serviettes hygiéniques, 1 paquet de rasoirs jetables (on a même eu la surprise en vérifiant quelques colis de trouver parfois des rasoirs d’épilation pour femmes), et 1 savon à barbe. L’opération a été un succès total, la Croix-Rouge a collecté au moins 30 000 colis, qui nous sont envoyés par conteneurs entiers en Algérie (ça fait du volume !)…

 

A cela il faut aussi ajouter les nombreux dons en nature des entreprises françaises: des palettes entières de frigos, de gazinières, bouilloires, cocottes, shampooing et gel douche, mais aussi fauteuils roulants, extincteurs, tubes de dentifrice, lessive, matelas, bâches plastique, lots d’ustensiles de cuisine, sacs de couchage, etc. Une telle profusion de dons spontanés qu’il y en a même qu’on a du refuser, par exemple 25 000 biberons (car ça irait à l’encontre de la politique  de promotion de l’allaitement maternel en Algérie), des palettes de rouleaux de papier toilette (ça se trouve très facilement sur place), ou encore des couettes (ce n’est évidemment pas adapté au climat…). Manifestement, il s’agit juste parfois de liquider les stocks d’invendus, sans réfléchir deux secondes si ça correspond à un besoin réel sur le terrain… Autre exemple: Hyundai le constructeur coréen a donné 10 ambulances flambant neuves au Croissant-Rouge Algérien : certes très utile, mais lles dons parfois ne sont pas totalement innocents, ni dénués d’intérêt, pour se faire un bon coup de pub et pénétrer un marché… Plus grave : certains dons sont plus que discutables, pour ne pas dire franchement douteux à la limite de l’honnêteté. Les américains par exemple (pour ne pas les citer, comment être surpris ?) font des dons de médicaments: jusque là tout va bien, sauf qu’il ne s’agit pas forcément du tout de ceux dont on a besoin ici, mais surtout ils sont sur le point d’être périmés (et le seront assurément une fois le bateau arrivé et les douanes passées). Ca frise le scandale: il s’agit juste en fait de déstockage à peine déguisé sous un voile pudique de don généreux. En fait, ça coûte surtout moins cher de faire un don que de détruire ces stocks périmés (et puis ah là dis donc : en plus, c’est déductible des impôts et on peut assortir ça d’une grosse opération de com à l’appui, quelle aubaine!). On vous a reconnus, les ricains! Faudrait pas non plus profiter du beau vernis de bonne conscience de l’aide humanitaire pour faire son vide-grenier…

Pain et couscous quotidiens: qui n’en veut?

Mais la plus grande foire à tout (pour ne pas parler de marché aux puces; littéralement…), c’est en matière d’alimentation… Les algériens de tout le pays ont fait énormément de dons pour leurs compatriotes sinistrés, qu’ils ont apportés spontanément aux antennes locales du Croissant-Rouge Algérien, désigné officiellement comme receveur pour toutes les collectes nationales. Tout est ensuite regroupé dans des entrepôts de la Protection Civile. On a visité un de ces entrepôts à Boumerdès: c’est un bordel absolument inimaginable, un vrai souk (et encore, les souks sont organisés par rues spécialisées sur chaque type de produit)! Là-bas au contraire, on trouvait des sacs de semoule, de riz et de farine en vrac dans tout le hangar, paquets percés et palettes écroulées, aucune logique ni organisation. Les volontaires grouillaient dans tous les sens sans coordination, manipulant par exemple la javel à la main sans aucune précaution alors que ça perce régulièrement (et au milieu des réserves de bouffe, tant qu’à faire). Il y avait même des vieilles fringues données en tas dans un coin: le meilleur moyen de diffuser la gale. Or ça coûterait trop cher de tous les laver et les traiter, donc finalement ils vont être brûlés… Quel gâchis! Il faut dire que parmi les dons reçus, malgré toutes les consignes données, il y a beaucoup certes, mais surtout de tout et n’importe quoi, et il faut bien faire avec ensuite… C’est typique de l’Algérie: la bonne volonté, les compétences et même les moyens ne manquent absolument pas, mais alors la rigueur et l’organisation, que diable: au secours!

La Protection Civile confectionne donc dans ce hangar des lots prévus pour la survie d’une famille de 7 personnes (la moyenne algérienne), pour une semaine. Le contenu dépend un peu de ce qu’ils ont sous la main en stock. Le jour où nous sommes passés, des scouts musulmans (avec leur petit foulard vert et blanc soigneusement noué autour du cou) et des volontaires (généralement fort diplômés d’ailleurs: licenciés en biochimie, au chômage) mettaient en vrac dans un grand sac poubelle: 5 kg de riz, 1 kg de pâtes, 1 litre d’huile, 1 kg de farine, 1 kg de café, 2 kg de sucre, 1 boîte de biscuits, 1 paquet de lessive, 2 kg de lait en poudre heureusement disponible, 1 sac de 25 kg de semoule (syrienne), et enfin moult bouteilles d’eau minérale s’il n’y a pas d’accès à de l’eau potable. En revanche ils n’avaient plus sel ni lentilles ce jour-là. Donc que des produits secs, non périssables, évidemment. Imaginez-vous n’avoir que ça pour vous nourrir…

Des camions partent tous les jours des entrepôts de la protection civile pour sillonner les camps éparpillés dans la région, et faire les distributions. Sur chaque site ils sont accueillis par l’administrateur, qui a recensé les sinistrés. Le registre manuel en question est consultable sur simple demande, avec détail du nombre de tentes, de familles et de personnes sur le camp, les noms des chefs de famille, le nombre d’enfants par tranche d’âge, etc. Cruciale, cette liste des bénéficiaires! Car c’est sur cette base que seront distribués tous les dons, de manière équitable, notamment par les courageux bénévoles du Croissant-Rouge, qui viennent de tout le pays et restent sur site H24 -parfois depuis 3 ou 4 semaines!…

Il y a aussi des repas prêt-à-manger qui sont distribués. L’Etat a réquisitionné des centaines de cantines collectives dans des écoles, administrations ou entreprises de la région, pour servir plus de 100 000 repas chauds par jour aux sinistrés (enfin surtout des chorbas, l’espèce de soupe nationale, avec des composants pas toujours identifiables). Mais ça ne peut évidemment pas durer éternellement: la rumeur dit qu’ils vont arrêter vers la mi juillet… Il y a aussi le Programme Alimentaire Mondial des Nationas Unies qui a lancé une opération de repas froids, eux: 10 000 repas par jour (enfin ce sont plutôt des rations alimentaires) de 2100 Kcal exactement (besoin minimum selon les normes établies). La formule menu a été mise au point avec une nutritioniste algérienne, pour adapter ces standards internationaux aux traditions, particularismes et besoins locaux et évidemment aux produits disponibles. Résultat: du pain frais livré tous les jours (les algériens sont de grands consommateurs de baguette devant l’éternel), du thon, du fromage et du lait, et basta! Faut les comprendre, les sinistrés… Quand on leur pose la question sur les camps de comment ça se passe niveau bouffe, ils se plaignent: non pas de recevoir en quantité insuffisante car il y a vraiment profusion de dons, mais de ce qu’après des semaines de pasta, de riz et de semoule sèche, ou de sandwich vache-qui-rit-thon à tous les repas, c’est peut-être nourrissant mais vite lassant, de manger toujours la même chose! C’est lourd, aucune variété, et aucun produits frais: ils en ont un peu ras le bol du régime féculents, surtout à l’approche des grandes chaleurs d’été, ils commencent à faire les difficiles -voire la grimace- sur ce qu’on leur donne (ben oui)… Ca aussi, il faut le gérer… On a bien eu une suggestion de Luigi, notre ami psychologue italien, qui imaginait tout haut des “tentes de la convivialité”. Il a ainsi essayé de nous convaincre de l’utilité de construire des pizzerias communautaires: “on pourrait même faire venir des pizzaiolos professionnels d’Italie comme formateurs. Et puis aussi on pourrait installer des stands de panini”… Allons, Luigi, soyons sérieux…

Pour l’instant, il fait chaud, très chaud: le thermomètre passe déjà souvent les 40 degrés; la chaleur sous les tentes doit être infernale. Mais aussi l’insuffisance des sanitaires, l’inactivité, le désoeuvrement, la promiscuité forcée, l’incertitude quant au délai d’attribution d ‘un logement en dur –même provisoire. A terme, tout ça doit mettre les nerfs bien à vif… On voit déjà le long des routes des terrains qui commencent à être terrassés, en prévision de l’installation de centaines et centaines de préfabriqués en rang d’oignon. Ca ne semble guère mieux que les camps… De dehors à la tente en une semaine, de la tente au préfabriqué en 6 mois, puis du préfabriqué à un appartement, d’ici un an et demi peut-être? Mais est-ce que ce sera encore au 10ème étage d’un HLM? En attendant, l’été vient à peine de commencer. Il va falloir encore survivre un moment…

Virginie Drocourt
sheherazad13@yahoo.com