L’an dernier,
Théo a été sélectionné pour la fameuse bourse Fulbright, lui permmettant
de venir étudier un an et demi aux Etats-Unis, pour obtenir un master’s
à l’USF, University of San Francisco. La bourse, considérable, couvre les
frais de scolarité, qui s’élèvent à environ 20,000 dollars (les études supérieures
coûtent les yeux de la tête, aux Etats-Unis !), mais il reste encore
les frais de vie (logement, bouffe, sorties diverses), ce qui n’est pas
le moindre à San Francisco. Le logement surtout est un gros problème à
San Francisco: toute l’Amérique rêve de venir s’installer en Californie
et en particulier à San Francisco. Or la ville est bordée par l’eau sur
3 côtés et traversée par une faille qui est à l’origine de tremblements
de terre fréquents : donc impossible de construire en hauteur. Demande
très elevés et offre forcément limitée : les prix de l’immobilier sont
donc délirants ! Même s’ils se sont stabilisés, voire même ont un (tout
petit) peu baissé depuis le « dot-com crash » dans la silicon
valley et la crise économique générale aux Etats-Unis depuis le 11 septembre,
les loyers restent très élevés. Impossible d’avoir un studio indépendant
en ville à moins de 1000 dollars par mois, ce qui est beaucoup trop pour
le budget d’un étudiant.
Chasse
au logement… épique !
Seule
solution : trouver un grand appartement ou une maison à partager
avec d’autres, que l’on appelle «roommates», «flatmates» ou «housemates».
Heureusement, cette culture du partage est très répandue à San Francisco,
et pas seulement chez les étudiants, mais aussi chez les jeunes professionnels
célibataires. Il y a donc beaucoup d’annonces… mais encore plus de concurrence !
Dès son
arrivée en août dernier, Théo s’est donc mis à chercher une chambre individuelle,
dans le centre proche de l’université, à 600 dollars maxi. La meilleure
source d’annonces dans la baie de San Francisco est un site communautaire
très actif : www.craigslist.org
qui est remis à jour toutes les heures avec des dizaines et des dizaines
d’annonces chaque jour d’appartements à partager. Il suffit de les éplucher,
appeler ou envoyer un e-mail pour prendre rendez-vous, aller visiter pour
se faire une idée de l’endroit, et surtout des roommates, et prendre une
décision… Dur dur de trouver à la fois un endroit abordable, pratique,
qui plaît et des roommates qui aient l’air à peu près normaux et compatibles.
Exit les couples homos (style de vie souvent différent… et peut-être trop
risqué ?), les chambres sans fenêtre, les boîtes à sardines, les
cuisines-dépotoirs, les matelas dans le salon, les punks et autres junkies,
les trop fêtards, les ricaines profondes un peu trop tatasses et maniaques,
etc… Enfin à vrai dire, il s’agit plutôt de « se faire sélectionner »,
car la concurrence est féroce, c’est le moins qu’on puisse dire !
Pour chaque annonce, il doit bien y avoir au moins une vingtaine de concurrents,
qui seront toujours plus stables, présentables, plus solvables, plus séduisants
et convaincants que vous…
En 98, j’avais
visité plus de 40 appartements avant d’en trouver un qui me convenait
ET pour lequel j’ai également été sélectionnée par les proprios (ou autres
roommates) qui peuvent se permettre de faire la fine bouche… Ceci dit
c’est également l’occasion de découvrir plein de quartiers insoupçonnées
et rencontrer pas mal de gens. Il y en a même avec qui je suis restée
en contact (et que je vois encore aujourd’hui) : Kai et Natasha par
exemple, un couple californien + anglaise formé alors qu’expatriés à Istanbul,
et amateur de fine gastronomie… Mais leur chambre était trop petite. Et
Barry, un surfer irlandais qui vivait avec 2 autres compatriotes et travaillait
chez Esprit -mais il était impossible de se garer dans le coin. C’est
même lui qui par la suite m’a refilé son job quand il est reparti à Dublin,
ce qui m’a permis de rester un an et demi de plus aux Etats-Unis…
L’été dernier
donc, après moult visites non concluantes et sur le point de se décourager,
Théo tombe sur une annonce assez hors-normes, toujours sur le fameux site
de craigslist. Un handicapé qui vit dans Haight Ashbury, le quartier hippie
propose de loger une personne totalement gratuitement, en échange de s’occuper
de lui à mi-temps. Wow ! Une maison toute équipée, pas de loyer à
payer du tout, idéalement placée (à quelques blocs seulement de l’université),
en échange seulement d’un peu d’aide à mi-temps… Inattendu, mais pourquoi
pas ?
La
maison du bonheur :
c’est une maison grise… sur Haight Ashbury
Sur
le papier, opportunité géniale : l’handicapé s’appelle Allen, il
vient d’avoir 62 ans, et est atteint de sclérose en plaques depuis dix
ans : les jambes totalement insensibilisées, il vit désormais dans
une chaise roulante. Il est proprio de cette immense baraque qu’il a achetée
il y a bientôt 20 ans (et doit valoir son pesant d’or aujourd’hui !).
Alex, 28 ans, s’occupe déjà de lui à mi-temps depuis plusieurs années.
Mais en fait, quelqu’un d’autre a finalement été engagé, Cliff, beaucoup
plus costaud que Théo pour porter les 110 kilos d’Allen… Dégoûté, Théo
a tout de même lourdement insisté pour défendre sa candidature, et a fini
par attendrir Allen, qui lui a finalement proposé de loger dans la maison
dans une des autres chambres plus petite, pour le modique loyer de 400
dollars, et seulement quelques paires d’heures de menus travaux domestiques :
une affaire inespérée pour San Francisco !
A priori :
le pied, vraiment une situation idéale… La maison est donc une immense
maison victorienne de 3 niveaux, type « Queen Anne », c’est-à-dire
avec un large escalier encadré de colonnes (chapiteau ionique) qui monte
à l’entrée principale, et une sorte de grosse tour ronde au coin sur le
côté. Au rez-de-chaussée se trouve le fameux double-salon traditionnel
de toutes les maisons victoriennes, plus une grande salle à manger de
réception et un dernier mini-salon pour petits dîners intimes et soirées-spiritisme
dans une adorable petite pièce ronde. Le tout meublé et décoré dans le
plus pur style victorien : plafond aux moulures de stuc ouvragées,
moult tapis, bois sombre, colonnes, vitraux à fleurs, collections de lampes
à gaz et objets en verre, profusion de dentelles et fioritures. Très kitsch,
tès lourd, plutôt étouffant… Mais personne n’y est jamais ! Sauf
les deux chattes noires, obèses et psychopathes, qui miaulent à longueur
de journée...
Derrière,
la cuisine. Géniale, équipée à l’ancienne, avec une vieille énorme cuisinière
à gaz des années 40 (voire nettement plus ancien ?) en fer ou fonte
ou je-ne-sais quel métal tout noirci, comme on n’en voit plus ! Au
plafond, un énorme accroche-viande rond avec toute une batterie de poeles
et casseroles en cuivre suspendue à des crochets. Les murs sont peints
en rouge, avec une pancarte « Uncle Sam » avec son doigt pointé
toi qui essaie de recruter, et un vieux drapeau américain encadré au-dessus
de l’évier… L’huile d’olive, le riz, le sel, les oignons, les épices,
le café, le sucre sont à disposition…Cool… Et les jours où il fait beau,
on peut même déjeûner dehors, sur la petite terrasse en teck à l’arrière,
en prenant le soleil ; impeccable…
Le premier
étage est l’espace réservé d’Allen, qui circule toute la journée entre
la télé dans sa chambre à un bout de la maison, et l’immense salon à l’autre
bout, où trônent son bureau, le fax et l’ordinateur, dans la partie circulaire
de la tour. Allen (ou Al) est manifestement quelqu’un de très éduqué.
Apparemment, il fait de la politique opportuniste : il essaie de
récolter de l’argent (surtout) et des voix (éventuellement) pour son candidat
du moment, républicain ou démocrate, selon le sens du vent et selon où
va l’argent… Beau principe que voilà ! Il ne sort que rarement de
son antre, sauf pour faire un tour dans sa chevrolet rouge, énorme mini-van
équipé spécialement pour les handicapés, où il peut monter directement
sur sa chaise roulante et conduire avec des commandes exclusivement manuelles.
Enfin, au
2ème et dernier étage, l’antre des petits jeunes, les chambres
des garçons, où Al n’a pas mis les pieds depuis des années (il aurait
une attaque cardiaque s’il lui prenait un jour de monter y vérifier comment
vivent ses locataires et est entretenue sa maison…). 4 chambres sous les
toits : 2 très grandes chambres, pour loger gratuitement chacun des
deux aides à mi-temps, Alex et Cliff donc, et deux plus petites chambres
entre deux, louées respectivement à faible loyer à Marcella et Théo. Les
4 (5 avec moi, et plus avec tous les squatteurs divers de passage…) partagent
les toilettes et une salle d’eau sur le même palier. La chambre de Théo
est assez grande et relativement lumineuse, on a même pu la décorer sympa
avec les couvre-lits jaunes de l’île Maurice, un kilim et des coussins
de Turquie, une boîte afghane et une comorienne, et autres objets des
4 coins du monde.
L’envers
du décor :
ce qui n’était pas dit dans l’annonce et qu’on découvre au fur et à mesure…
D’abord
la salle de douche : l’eau a 3 étages à monter, c’est haut pour ces
vieux systèmes de canalisation, il faut lui laisser le temps d’arriver
et de chauffer. Mieux vaut donc aller ouvrir le jet 5 minutes avant pour
laisser couler l’eau avant d’aller effectivement se doucher (et là, on
peste si on se fait piquer la place !). Parfois, pas de bol, il se
trouve que Al est justement en train de se laver à l’étage en-dessous.
Il n’y a pas assez de pression et d’eau chaude pour les deux. Une fois,
j’ai du attendre 15 minutes détrempée et congelée dans la douche, avec
le shampooing dans les cheveux, pour pouvoir enfin me rincer… Enfin ça
arrive vraiment rarement. Le pire, c’est le rangement. La salle de douche fait à peine
2 mètres carrés mais elle est envahie de saloperies en tout genre, vieux
rasoirs et brosses à dents, T-shirts en boule, caleçons et serviettes
sales entassés par terre, bouteilles de shampooings, dentifrices, déo
et crèmes à raser vides, et autres tasses, assiettes et mégots de cigarette,
tous les résidus imaginables de célibataires sans aucun sens de l’ordre,
du rangement et de l’hygiène… Je suis loin d’être maniaque, mais là, ça
dépasse les bornes ! Au début, on range, on descend la poubelle,
puis on demande, on répète, puis on râle, et finalement on laisse tomber,
tant pis, et fait semblant de ne rien voir… Au moins, les serviettes sales
servent de tapis de bain… Dans les toilettes traînent de vieux magazines,
de jeux video ou de petites à la poitrine siliconée en tenue légère. Il
manque systématiquement des rouleaux de papier, c’est pénible ! On
a fini par garder notre propre rouleau dans la chambre, pour le prendre
quand on en a besoin… et le ramener !
La cuisine
est notre pièce préférée, on y est tout le temps. D’ailleurs Théo et moi
sommes bien les seuls à l’utiliser (les autres ne font que sporadiquement
venir se servir dans le frigo à n’importe quelle heure du jour ou de la
nuit; et encore quand ils y ont effectivement mis quelquechose…). Un vrai
plaisir de cuisiner avec tout cet attirail de vieux château, plaisir qui
échappe pourtant à nos housemates, lesquels hallucinent totalement de
nous voir systématiquement tous les jours prendre ensemble un vrai et
copieux petit déjeûner, cuisiner-maison tous les soirs, mettre la table,
nous asseoir, prendre le temps de tchatcher en dînant tranquillement (sans
même allumer la mini-télé accrochée au-dessus du frigo !), puis faire
la vaisselle immédiatement après et tout ranger… Tous les jours !
Quel temps perdu, ça les dépasse totalement!
Et pourtant…
La cuisine, c’est le plus frustrant… La nappe est brûlée, jamais essuyée,
la cafetière italienne cassée, l’éponge jamais passée sur le plan de travail
à côté du four micro-ondes: on peut facilement identifier le menu
du jour de nos roommates… et même leur trajet dans la cuisine, aux traces
de bouffe et de graisse laissées partout comme les petits cailloux du
Petit Poucet…
Le pire
est le frigo. Un classique sans doute, mais qui ne lasse pas d’irriter…
En principe, on a un niveau chacun. Mais comme en général les autres n’ont
rien qu’un pot de ketchup et de vieux restes de mayo, ils se servent allègrement
ce qu’il y a, à qui que ce soit, en général chez Théo du coup, sans complexe,
sans demander, sans le dire, sans s’excuser. Les produits les plus vulnérables :
les produits laitiers (yaourts, lait, fromage râpé), tout ce qui
contient des protéines (viande, œufs), et jus de fruits et pain de
mie, bien sûr. En revanche, pas de problème avec les légumes verts, ceux-là,
pas de risque de se les faire voler, ils ne savent pas les préparer!
Théo, ras le bol de se faire systématiquement piquer sa bouffe, même après
avoir fait moult remarques et déposé plusieurs plaintes, a fini par trouver
une méthode radicale: toutes les réserves périssables sont désormais
entassées dans le sac militaire de toile kaki rapporté d’Afghanistan,
fermé avec un cadenas, rangé dans le frigo, ou dans un autre sac cadenassé
dans le freezer pour protéger les précieux poissons panés et pizzas surgelées
(il faut penser à prendre les clefs chaque fois qu’on descend à la cuisine).
Quant aux pâtes, biscuits, sachets de thé et autres céréales, on les garde
soigneusement en haut dans la chambre… Loin d’être pratique, mais au moins,
c’est efficace, pour être sûr d’avoir encore à manger...
La vaissellle.
Concept totalement étranger à nos roommates. Comme ils ne se nourrissent
que de céréales, de glace et de plats à emporter des bouis-bouis du quartier,
ils viennent prendre un bol et cuiller en bas et montent manger dans leur
chambre… puis ils « oublient » la vaisselle là-haut! Résultat :
plus de cuillers ni fourchettes dans la cuisine. Ni tasses, ni verres.
Ca énerve… quand on s’apprête à manger sa soupe coco thaïlandaise bien
mijotée ou son yaourt Dannon aux fruits rouges! Au bout d’un temps
indéterminé, quelques jours, souvent plus, quand ça commence à sentir
ou encombrer, la vaisselle sale réapparaît miraculeusement, déposée en
vrac dans l’évier et sur le plan de travail à côté, avec encore les restes,
la mayo, les serviettes en papiers, les torchons sales et mouillés, les
mégots, voire même l’huile de vidange… et ça reste là, encore pendant
des jours, voire une semaine, charmant, ça peut même commencer à pourrir
qu’ils ne vont pas pour autant s’en préoccuper! Une fois, une poele à
frire pleine de vieille huile de friture (pour des bananes) est ainsi
restée « oubliée ». C’est nous qui avons craqué au bout de 15
jours !
Du coup,
Théo a fini par imprimer deux pancartes : une qui dit « respect
your roommates : wash your dishes quickly » affichée au-dessus
de l’évier, et l’autre « respect your roommates : do not take
their food » affichée sur la porte du frigo. Pour la vaisselle, un
mieux apparent : ça ne veut pas dire qu’ils font effectivement la
vaisselle systématiquement après usage, mais qu’ils la gardent plus longtemps
dans la chambre, et qu’à un moment, quand ils la descendent, ils remplissent
un peu l’évier sans le faire déborder, et le reste… on a fini par découvrir
la cage aux loups : c’est entassé, toujours sale, dans une corbeille
planquée sous l’évier ! Hallucinant ! Les voilà les bols, fouchettes,
verres et autres qui ont tous disparu depuis 15 jours! Ce n’est vraiment
que quand il n’y a plus rien de disponible qu’enfin ils vont se décider
à faire un peu de vaisselle, et encore, ce dont ils ont besoin dans l’immédiat…Vraiment
aucune notion d’hygiène, c’est du délire… De guerre lasse, on a fini par
planquer les ustensiles les plus vulnérables : deux cuillers, deux
fourchettes, deux tasses… pour être sûrs d’avoir toujours au moins ça
de disponible sous la main dans la cuisine !
C’est quand
même gravissime d’en arriver là ! Il est pénible de vivre avec des
porcs qui n’ont aucune notion d’hygiène la plus basique. Ils se foutent
totalement de l’environnement dans lequel ils vivent, une vraie poubelle,
mais qu’importe ? Et ils
ne s’imaginent même pas qu’il puisse en être autrement pour les autres,
que ça puisse déranger… Même au-delà de la propreté, aucune notion de
savoir-vivre, de respect d’autrui. Dire qu’on va jusqu’au Comores et au
fin fond de l’Afghanistan pour donner des leçons d’hygiène de base :
se laver les mains avant de manger, nettoyer après cuisiner et manger,
laver la vaisselle, vider les poubelles et jeter les déchets, rincer la
douche… On pourrait tout aussi bien donner quelques cours ici-même aux
Etats-Unis ! Pourquoi pas développer un « flipchart » spécial
pour la population défavorisée des ricains white trash, avec des dessins
simples et explicites, comme ceux que l’on utilise pour éduquer les illettrés
dans les pays en développement, et les afficher ici dans la maison aux
endroits stratégiques ? Ils ont presque autant à apprendre…
En fait,
aucun ne travaille vraiment, n’a de source régulère de revenus, d’horaires
fixes, ni de vie sociale équilibrée, bref de rythme de vie un tant soit
peu normal. Aucun complexe à faire du bruit, ramener de spotes bourrés
ou shootés, mettre de la musique heavy metal à fond, claquer les portes,
ou enfoncer des clous dans le mur, sans même penser à regarder l’heure,
surtout quand c’est au milieu de la nuit, nous poussant à tambouriner
au mur d’exaspération… Ils mangent à n’importe quelle heure, quand ils
ont faim, quand ça leur prend. Ils dorment à des horaires indus, invitent
n’importe qui, et Alex comme Cliff laissent allègrement sonner dans toute
la maison la sonnette d’appel du pauvre Allen pendant parfois une demi-heure,
une heure, voire même plus, avant de descendre voir de quoi il a besoin…
Alors on fini par sortir enragé pour aller toquer à leur porte et leur
dire de se bouger et descendre, morbleu, et en chemin on bute sur l’imprimante
hors d’usage que Alex a laissé traîner par terre dans le couloir parce
qu’il veut s’en débarasser, ou sur la cuvette plein de vaisselle sale
que Cliff a sortie pour un jour la descendre… Bonjour les douces grasses
matinées romantiques du dimanche matin… Combien de fois les avons-nous
maudits !
Pour sûr,
ils n’ont aucune éducation au sens européen du terme, aucune notion des
obligations de la vie en communauté, aucun sens du savoir-vivre et de
simple respect d’autrui. Valeurs de base s’il en est, même sans être ni
riche ni intelligent, semble-t-il… C’est fou comme tout d’un coup, on
se met à apprécier a posteriori nos dures leçons de bonnes manières à
la française, alors même qu’on s’en est lourdement plaints étant gamins !
Merci papa, merci maman…
En fait,
ils ont des styles de vie franchement malsains. Mais pour vous donner
une idée, je crois nécessaire de faire des portraits plus détaillés.
Alex,
lost gameboy
Alex
a 28 ans, mais encore un visage d’ado en pleine crise d’acné… Invariablement
habillé d’un pantalon 4 tailles trop grand et d’un vieux T-shirt crado,
avec toujours une casquette de base-ball sur le crâne. Il se dit ingénieur-programmeur
de jeux vidéo, mais on ne sait pas quelle est vraiment la réalité de son
diplôme et de son expérience en la matière. Après quelques années de glandouille,
il était inscrit à un cours ce trimestre à l’université mais n’a finalement
obtenu aucun credit sous prétexte qu’il ne pouvait pas étudier et s’occuper
d’Allen en même temps. En tout cas, joueur invétéré, ça, il n’y a pas
de doute ! C’est assurément un « geek », un bidouilleur
de l’informatique, un passionné de jeux d’arcade et de combat en-ligne.
Sa chambre est un vrai dépôt avec des claviers, cartes mères, vieilles
cartes son, fils de connexion en tout genre et autres accessoires en vrac,
en attente de récup…
Alex est
de Seattle, au Nord. Qu’apparemment, il a dû quitter car il se droguait
à l’héroïne et a été mouillé dans des business d’un goût douteux . Et
hormis les joints tolérés à San Francisco, il continue apparemment à se
shooter à l’occasion de drogues de synthèse non identitifées, et ce serait
la raison de ses pertes de cheveux. Evidemment, ce n’est pas lui qui nous
l’a dit, mais Théo l’a appris dans diverses discussions privées avec Allen
et son frère aîné. Enfin, ça fait désormais près de 5 ans qu’il vit ici
à s’occuper d’Allen. Sa chambre est la plus grande, qu’il a peinte en
bleu électrique, et meublée uniquement de récup trouvés dehors dans le
quartier de Haight street. Elle pourrait sans doute être claire et lumineuse,
mais les rideaux sont généralement fermés, et il y règne un bordel monstre.
Adoncques : atmosphère sombre et glauque.
Quand il
n’est pas en bas à aider Allen, il passe
son temps à dormir, en laissant la télé allumée, ou devant l’ordinateur
à jouer aux jeux video. Il ne fiche rien de ses journées, ne sort pas
de sa chambre pendant son temps libre, ne boit que de mystérieux sodas
aux fruits au goût abominable, et se nourrit de céréales, de crème glacée
de chez Ben & Jerry’s, et de « food to go » des divers boui-buis
de Haigth street.
Avec lui
vivent aussi 2 chats bien velus récupérés d’anciens housemates, qu’il
n’a pas eu le cœur de mettre dehors, et qui évidemment ne s’entendent
pas du tout avec Perle et Opale, les deux chattes noires d’Allen… qui
protestent contre l’invasion illicite en déposant régulièrement des crottes
sur le tapis du grand salon… (Théo, allergique en plus, fulmine !).
Précisons que Eric, l’ancien locataire de la chambre de Théo, qui a négligemment
laissé son chat, avait été viré notammant car il dealait du LSD dans sa
chambre; la maison aurait même été sous surveillance par les stups pendant
quelque temps. Alex ne sort jamais voir ses potes, mais il y a toute une
colonie en revanche qui vient le voir. A chaque fois que l’on frappe à
sa porte, il y a toujours 3 ou 4 zonards en permanence qui sont là aussi,
affalés sur les vieux sofas défoncés, à fumer, mater la télé ou jouer
aux jeux vidéo (voire les 3 simultanément)… Quelques réguliers :
Charles (qui deale de l’herbe sur Haight street), Big Time (le grand black
armoire-à-glace à bouc et médaille sur le torse, et qui mange des céréales
arc-en-ciel dans un moule à gâteau avec une cuiller à salade), Troy (le
pseudo-artiste squatteur), Alain (le grand frère du quartier voisin, qui
avait bossé ici avant et a craqué au bout d’un et demi), et j’en passe…
Des filles : extrêmement rare en revanche -sauf une sapée comme une
hippie que l’on voit passer comme une ombre de temps à autre, et apparemment
aime bien les drogues de synthèse aussi…C’est un monde quasi exclusivement
mâle… Un vrai moulin, les gens passent, sortent, entrent sans sonner,
tout le temps, de la maison toujours ouverte, vont au dernier étage direct
à la chambre d’Alex… totalement à l’insu d’Allen, qui de doute qu’il y
a des abus, mais ignore certainement l’ampleur du traffic qui se déroule
à l’étage supérieur de sa maison… De toutes façons, à cause de son infirmité,
il ne peut rien vérifier ni contrôler, et il est trop dépendant d’Alex
pour lui dire quoi que ce soit…
Alex est quelqu’un de
généreux pourtant. Il ne sait pas dire non, quand on lui demande un service
(d’où les chats et les potes qui squattent un peu trop souvent). Il a
prêté pas mal de meubles, un ordinateur portable, donné des fringues,
réparé des trucs dans la chambre de Théo. Il a aussi bricolé pour nous
faire partager la ligne haut-débit DSL de la maison, ce qui nous permet
d’avoir internet à l’oeil (sauf qu’il nous déconnecte régulièrement sans
préavis quand il a des potes qui viennent jouer). Mais il a aussi bidouillé
et détourné le câble de télé d’Allen à son insu pour recevoir toutes les
chaînes sans payer, et ça, Allen l’a appris par le réparateur qui est
venu à la maison… Allen se considère chez lui, et il est évident qu’il
abuse ouvertement de la liberté qu’Allen est bien forcé de lui laisser.
Marcella,
fantôme tchéco-péruvien
Bien
qu’elle soit d’origine tchèque par son père (et péruvienne par sa mère)
et qu’elle porte une veste type bavaroise, elle a toujours vécu aux Etats-Unis,
et est totalement américaine dans son attitude, sa manière d’être et de
parler. Environ 25 ans, un peu hippie, un peu grunge, cheveux longs filasses
et quelques tattoos épars. Un peu garçonne, un peu vulgaire, avec toujours
une casquette Gavroche enfoncée de travers sur la tête. Elle porte toujours
des jeans ultra-moulants taille basse, qui laissent apparaître son ventre
et son piercing sur le nombril, mais comme elle est un peu dodue, ce n’est
pas hyper sexy… Il faut dire que de son propre aveu, elle a été lesbienne
pendant 6 ans; son petit ami actuel est le premier et seul qu’elle ait
eu jusqu'à présent.
Gentille
sans doute, mais insaisissable, et rarement là de toute façon. J’ai vaguement
compris qu’elle prend des cours de design et de photo, et travaille sporadiquement
(notamment en tant qu’ouvreuse dans un bar). On ne sait pas trop ce qu’elle
fait . Elle vit plus souvent chez son copain, apparemment, et n’utilise
sa petite chambre ici qu’en garçonnière : elle ne semble apparaître
que pour les bouffes avec copines à bière ou les fin de soirées « trash »
quand elle rentre à 3 heures du matin avec quelques copains totalement
bourrés qui hurlent dans le couloir pendant qu’elle met sa musique à fond…
Sacrée Marcella, finalement, je n’aurai même jamais réussi à avoir de
conversation avec elle, elle passe, discrètement, s’efface, apparaît…
Dommage, une présence féminine un peu plus fréquente et régulière (outre
la mienne pendant ces 3 mois) aurait peut-être temporisé un peu l’atmosphère
de mâles célibataires bien endurcis, mal dégrossis, et bourrés de mauvaises
habitudes qui règne à cet étage…
Cliff,
bodybuilder psychosé
Cliff
est un cas social extrême et mériterait un bouquin entier à lui tout seul…
42 ans, marié et divorcé 2 fois (ses femmes ont fui quand elles se sont
rendues compte à quel point il était déjanté), et 2 enfants ados dont
il n’a guère de nouvelles, mais dont il est très fier. Il leur écrit souvent
de longues lettres qui se veulent moralisatrices mais ne sont que des
summums d’absurdités sans queue ni tête (on en retrouvé dans sa chambre
qui nous ont fait mourir de rire tant elles n’avaient qaucun sens). Il
écrit des poèmes (j’aurais payé cher pour en lire un !) et se plaît
à croire et faire croire qu’il sera un jour écrivain, et qu’il écrira
des livres à succès sur comment vivre sainement et faire fortune (le comble !).
Il parle même de lancer un website…
D’origine
hispanique, il est petit, trapu, peu d’éducation (genre beauf gros bourru),
portant généralement un marcel trop grand, mais surtout ultra costaud.
C’est qu’il y a quelques années, il a fini numéro 3 au concours de « mister
America »… Non non, c’est pas une plaisanterie : un vrai paquet
de muscles, mais de muscles larges, épais. Il fait de spompes et des haltères
dans sa chambre, en ressort tout suintant, descend en trombe l’escalier
et se rue sur le frigo pour trouver quelquechose à manger… Mais hélas,
il n’a jamais rien à manger. Car il n’a pas de fric. Pas de travail en
dehors et donc aucune source de revenus. Avant, il se gavait de créatine
pour la gonflette, mais il a arrêté d’en prendre soi-disant car il trouve
cela mauvais pour la santé à terme; il trouve probablement que se nourrir
quasi exclusivement de blancs d’œuf cuits au micro-onde, c’est meilleur
et plus sain d’un point de vue nutritionnel… Enfin à défaut il prend n’importe
quoi qui lui tombe sous la main (riz, haricots rouges, pâtes, pois chiches,
semoule, voir tout ensemble), et tant pis si ce n’est pas à lui (pain,
lait, glace, pizza…). C’est à cause de lui que Théo a fini par cadenasser
sa bouffe…
Il pique
la bouffe des roommates, casse des trucs, embarque les couverts dans sa
chambre (qui est un bronx !), oublie les casseroles sur le feu et
brûle la nappe… mais au lieu de s’excuser ou demander, il nie en bloc,
comme un gamin, même pris en flagrant délit… D’après Alex, c’est parce
qu’il a été beaucoup battu étant petit et ça lui est resté. Peu importe
les raisons, c’est un schizophrène. Un vrai. Je l’ai toujours vu poli
voire même gentil (même si c’est un ours et qu’il grogne plus qu’il ne
parle). Mais il a des crises de paranoïa, d’aggressivité, de violence.
Cliff et Alex se détestent viscéralement et ne se privent pas pour se
le faire savoir mutuellement. Une fois, Cliff a appelé les parents d’Alex
pour leur dire que leur fils etait un looser drogué, et une autre fois,
il l’a même menacé avec un couteau et des de fou ! Totalement imprévisible
et irresponsable.
Un jour, Cliff a carrément
disparu. Comme ça, sans prévenir. Après 5 jours, il a appelé pour dire
qu’il était ok et qu’il allait bientôt rappeler, ce qu’il n’a jamais fait.
Ca fait 3 semaines. Quelqu’un a pourtant dit l’avoir aperçu il y a quelques
jours de l’autre côté du parc, mais il n’a donné aucun signe de vie. Bon
prétexte pour le virer. Ses affaires sont toujours là dans la chambre,
même si c’est pas grand chose. Alex a fini par y faire une descente et
on a tous totalement halluciné. Une vingtaine de tasses et assiettes,
des piles et des piles de lettres de présentation pour trouver un job
ou une petite amie (et alors là, il faut absolument lire son auto-description
dans le rôle du bel homme idéal futur écrivain !), et plus effrayant :
une poubelle entière débordant de boîtes de médicaments vides, et plusieurs
ordonnances pour prendre simultanément et régulièrement (on a vérifié
sur le net) 3 anti-dépresseurs puissants et 1 médicament contre la schizophrénie…
Wow ! Flippant de savoir qu’on a vécu pendant des mois avec un véritable
fou à lier dans la maison !
White
Trash ?
Bref,
des sacrés numéros ! J’ai intitulé cette chronique « vivre avec
des white trash » -la version ricaine du beauf pas très malin- car
c’est que ce qui m’est spontanément venu à l’esprit . Mais j’en ai largement
discuté autour de moi : peut-on vraiment les considérer comme « white
trash » ? C’est peut-être un peu abusif...
Que sont les « white
trash » ? Littéralement : les « déchets blancs ».
Il n’y a pas de définition officielle. Il existe plein d’autres termes
au sens assez voisin, et aux nuances subtiles. « white trash »
est peut-être plutôt urbain (ou sub-urbain, des sales banlieues pauvres
des grandes villes), alors que les « rednecks » (les cous rougis
–par le soleil) sont plutôt dans la campagne. Mais il y a aussi les hillbillies,
et j’en passe… Au départ, c’était une expression définitivement péjorative
du vieux sud, pour désigner les blancs pauvres, qui en fait vivaient comme
des noirs.
C’est un certain stéréotype
du petit blanc issu de milieu modeste, marginal, voire même carrément
pauvre, né de famille décomposée, explosée, et pas toujours ou alors mal
recomposée. Les parents ne se sont pas ou peu occupés de lui, il a été
négligé, livré à lui-même très jeune. D’où pas
de sens de la famille, pas d’éducation. Tout ça, c’est sans doute vrai.
C’est aussi très souvent
quelqu’un qui a été abusé, battu, exposé à beaucoup de violence domestique
étant jeune (par exemple père alcoolique ou disparu, mère battue ou violente, sœur violée, frère junkie ou en prison,
etc…). Du coup, il est souvent sur la défensive et peut facilement devenir
violent. Encore aujourd’hui, il a une vie sociale et affective complètement
tordue, pas de relation familiale ou conjugale equilibrée.
C’est un anti-héros,
un pauvre mec qui n’a pas eu de chance, était mal barré dès la naissance,
et ne vaut rien, ou pas grand chose aujourd’hui. Ce qui est sûr, c’est
qu’il zone beaucoup et ne fait rien de sa vie (ça aussi en particulier
on peut le dire de Cliff et Alex…). Aucune ambition, il vit au jour le
jour, incapable de se projeter dans l’avenir.
Qu’il ait fait un peu
d’études ou pas, il n’a aucune culture générale, un vocabulaire limité
et des centres d’intérêts très réduits. Ignorant, il est souvent pekin
de préjugés, avec à la fois un complexe d’infériorité (par rapport aux
autres blancs, plus chanceux et mieux lotis) et en même un sens suraigu
de supériorité (et surtout envers les noirs) : il se sent profondément
américain, et fier de l’être, mais est aussi viscéralement raciste (ouvertement
ou pas, voire consciemment ou pas). Bon, ça en revanche, ce n’est heureusement
pas le cas le Cliff et Alex…
L'univers des "white
trash", car il en existe un, vraiment (il y a plein de sites sur le web sur
cette véritable contre culture!), c’est beaucoup plus que simplement un
« beauf’ » à l’américaine. La caricature :
il est sale et il s’en fout, il n’a aucun goût, et cultive même son attirance
pour le kitsch total. Il bouffe n’importe quoi qui lui tombe sous la main,
surtout les frites, la viande de boeuf, le junk food (vous connaissez
le « beef jerky » ?), le fast food en général, et les tartines
de beurre de cacahuètes. Il laisse les papiers gras trainer partout et
jette ses mégots par terre. Il traîne avec ses bandes de potes dans les
bars miteux. Il a quelquefois les cheveux longs, il écoute du métal, de
la musique qui fait beaucoup de bruit, il aime les vieilles bagnoles,
les moteurs puissants, les grosses motos, les blousons cuir à frangettes,
le drapeau américain, la bière et les filles (surtout les blondes à gros
seins, qui portent des santiags). Vous voyez le genre ?
L’Amérique ne manque pas de white trash
hélas, ils pululent même au fin fond de ses campagnes, et c’est un noyau
dur de l’électorat de Bush… Bon, Les white trash de San Francisco sont
certes un peu moins caricaturaux et plus civilisés que ceux du vieux « deep
south », mais enfin on retrouve tout de même quelques traits… et
je vous assure que vivre au quotidien, même avec des versions très soft
comme Alex et Cliff, a été une expérience humaine -anthropologique, voire
ethnologique- certes intéressante, mais que je ne voudrais renouveler
pour rien au monde!
Bon courage à Théo qui a encore au moins
8 mois à survivre dans cet asile de lourdeaux mal élevés!…
Virginie Drocourt
sheherazad13@yahoo.com
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