Depuis
qu'elles ont des obédiences divergentes (et des intérêts touristiques
à défendre), elles sont 5 à se disputer aujourd'hui l'appellation flatteuse
d' "îles aux parfums" : les 3 îles des Comores indépendantes (la Grande
Comore, Anjouan et Mohéli), leur aînée (géologiquement et ethnologiquement)
Mayotte la française, et Nosy-Bé la perle malgache. Si l'on considère
que l'immense Madagascar n'est point une île mais une terre continentale
(si si, je l'ai vu écrit souvent), il faut ajouter aux confettis de feu
notre empire colonial dans l'Océan Indien les îles Mascareignes qui se
trouvent de l'autre côté : Bourbon (rebaptisée la Réunion à la révolution),
l'isle de France (Maurice) et Rodriguès (ces deux dernières et les Seychelles
nous ayant hélas été confisquées par la perfide Albion, trop heureuse
du butin, récupéré suite à une défaite de Napoléon). Encore faudrait-il
citer également Tromelin, les Kerguelen, etc mais ces minuscules rochers
tricolores n'ont pas de rôle dans cette histoire.
Car elle fut grandiose, l'histoire qui fait que dans ces confettis lointains,
parsemés dans l'Océan Indien, l'on y baigne encore dans les effluves parfumés,
en y parlant encore tous les jours la langue de Molière (enfin pas tout-à-fait,
disons agrémentée de fortes colorations créoles…). D'ailleurs, vous l'a-t-on
déjà contée, cette fabuleuse histoire ? Car ça fait belle lurette hélas
qu'elle ne figure plus dans nos manuels scolaires, où l'on raconte plutôt
-et encore est-ce brièvement- l'aventure de la conquête des Amériques,
alors que pas un mot en revanche sur l'épopée pourtant non moins stratégique,
héroïque et extraordinaire, et qui fut d'ailleurs à l'origine de toute
l'ère des grandes découvertes : la quête des épices, la course avide au
contrôle de leur commerce lucratif (muscade et girofle valaient plus que
l'or, à une époque !), de leurs routes, puis de leurs sources et leur
production, dans les lointaines " vraies " Indes. Car n'oublions pas que
ce sont ces " Indes Orientales " que Christophe Colomb cherchait et croyait
avoir trouvées en touchant terre dans ce qui est encore faussement appelé
les " West Indies ", peuplées d' " indiens " (5 siècles après cette erreur
d'appréciation originelle, ces derniers s'insurgent encore de l'appellation,
d'ailleurs !)
Le destin du monde s'est joué autour de ce vaste Océan " Indien " (dit
aussi " la mer des épices "), et l'on ne peut comprendre les frontières,
les colonies et les influences culturelles des sociétés actuelles de cette
énorme partie du globe, que par l'héritage des 3 siècles de farouches
concurrence (du 16ème au 18ème siècle) entre les 4 grandes puissances
maritimes européennes (Portugal, Hollande, Angleterre et France), pour
accaparer les meilleures sources de richesse que sont ces si précieuses
épices. De misérables îlots perdus dans l'Océan ont été acteurs et témoins
de cette quête éperdue des merveilleuses couleurs, arômes, goûts et parfums
venus de l'Orient lointain et fabuleux, qui faisaient fantasmer l'Europe,
et qui a définitivement changé la face du monde.
Il était une fois… les caravanes
Ca
fait des milliers d'années qu'épices, essences et encens ont été utilisées
dans les temples des civilisations des rives de la Méditerranée, comme
offrandes aux divinités. Alexandre le Grand, qui est allé jusqu'aux rives
de l'Indus, est peut-être d'ailleurs celui qui a inauguré les grands circuits
commerciaux entre la Méditerranée et les Indes. Les itinéraires des grandes
voies de négoce de l'Orient vers l'Occident sont multiples.
Itinéraires terrestres tout d'abord, par les routes du Nord. Les produits
et épices venaient d'Indonésie, arrivaient en Inde, remontaient la vallée
du Gange puis celle de l'Indus, passaient les cols de Gandhara, puis devaient
passer les montagnes aux quelques rares goulets de passage vers l'Ouest
pour traverser les vastes terres que sont l'Afghanistan actuel : c'est
la route des caravanes séculaires, litanie de chameaux remontant tout
un réseau de pistes et d'étapes dans les caravansérails prévus à cet effet.
Là deux options : soit une voie médiane à travers la Mésopotamie devenue
ensuite l'empire Perse : Ispahan , Bagdad, Damas, en remontant vers les
cités syriennes (Antioche, Alep) et les ports de la côtes méditerranéenne
(Tyr, Acre, Tripoli…), les fameuses échelles du Levant. Soit plus au Nord,
rejoignant les grandes cités d'Asie Centrale (Khiva, Boukhara, Samarcande,
Balkh) sur la route de la soie venant de Chine. Et via la mer Caspienne,
puis la mer Noire, arrivée à Byzance-Constantinople.
Voies maritimes également, avec cabotage le long de la cote des Indes,
puis remontant la mer d'Oman et le golfe persique jusqu'aux bouches de
l'Euphrate. Ou encore plus au sud, contournant la péninsule arabique et
pour rejoindre la mer rouge, traverser un bout de terre jusqu'au Nil,
et remonter en felouque la vallée du Nil, vers Alexandrie et Le Caire,
siège des sultans mamelouks.
Pendant des millénaires, jusqu'à ce qu'on découvre qu'on pouvait contourner
l'Afrique, tels ont été les circuits d'importation de l'origine orientale
des épices jusqu'à leur débouché sur les ports méditerranéens où commercent
les occidentaux. Mais c'est au prix de voyages extrêmement longs et périlleux,
soumis aux aléas et risques bien réels de brigandage et piraterie. Et
surtout, les occidentaux se fournissent aux ports méditerranéens, mais
sans connaître l'origine réelle des produits, ni les routes par lesquelles
ils sont acheminés, affublant donc les terrae incognitae de l'Orient mythique
de toutes sortes de richesses et légendes fabuleuses. Le secret en est
jalousement gardé par les marchands persans et arabes, dont la tradition
caravanière et commerçante et la supériorités des marins (tels Sindbad
qui a sillonné tout l'Océan Indien) leur assurent l'exclusivité de l'approvisionnement
des grands ports de la côte méditerranéenne, bâtissant une fortune sur
le bazar des épices.
L'Europe découvre les saveurs exotiques
Car
entre temps, on commence aussi à se servir des épices pour colorer, parfumer
et relever les plats, s'oindre d'essences et aromates. Cela devient un
signe extérieur de richesse. On découvre et attribue en outre toutes sortes
de vertus (réelles ou supposées) à certaines épices, utilisées en pharmacopée,
aux propriétés stimulantes, tonifiantes, digestives, conservatrices, antiseptiques,
colorantes, protectrices, apaisantes et / ou aphrodisiaques !
Vint alors Marco Polo. A la fin du 13ème siècle, le récit de son voyage
à travers l'Orient, l'Asie, l'Inde, et jusqu'en Chine, pendant 25 ans,
fait découvrir et miroiter au " grand public " les incroyables richesse
de l'Orient. Son épopée : " Le devisement du monde " ou Livre des merveilles,
est LE livre de la route des épices, qui parle de riches cités, de produits
inconnus, de marchés fabuleux, qui a fasciné, enflammé l'imagination et
excité les rêves, les désirs et la soif de nouveauté de générations entières
d'occidentaux aventuriers, opportunistes et explorateurs en herbe. Deux
siècles plus tard, ce sera encore le livre de chevet de Vasco de Gama,
Magellan et Christophe Colomb…
Les Croisades également, avec ces croisés qui reviennent d'outremer après
plusieurs années de campagne au proche orient, Syrie et Palestine, les
yeux pleins de couleurs, le palais séduit par ces nouvelles saveurs, avec
le goût des bains et des senteurs, et les bras chargés d'épices qu'ils
font découvrir, dans cet occident qui patauge encore dans les affres et
sombres heures du bas moyen âge. L'Europe découvre les épices et prend
goût à ce luxe oriental : elle se lance alors avec frénésie dans sa consommation.
Des vaisseaux chargés d'étoffes, épices et aromates venus d'Orient sillonnent
la Méditerranée d'Est en Ouest. Ce sont surtout les marins-marchands des
puissantes cités italiennes, gênois et surtout vénitiens, qui excellent
dans le négoce et le transport par bateau de toutes ces denrées : dans
un sens, ils amènent les croisés et leurs provisions, puis achètent en
Terre Sainte et ramènent dans l'autre sens les soieries, teintures et
épices des marchés locaux et venus de l'Orient plus lointain.
La barrière de l'Islam
Mais
voilà : on paye le prix fort, très fort même, à ces mécréants que l'on
combat farouchement, mais qui ont tout de même l'exclusivité de l'approvisionnement
des épices, et avec qui il faut donc bien commercer… Eux-mêmes doivent
payer de fortes taxes, droits, tributs et autres rançons aux intermédiaires
tout au long de la longue route, augmentant d'autant le prix de ces précieux
condiments.
Mais hélas, les marchands musulmans sont incontournables. Car la barrière
continentale est réelle : les moult royaumes et empires islamisés arabes
et mongol, et des milliers de kilomètres de routes inconnues traversant
des khanats au climat torride et peuplés de brigands et guerriers rendent
l'obstacle infranchissable. Les européens doivent obligatoirement passer
par les entrepôts des infidèles, et ne peuvent dépasser la frontière du
Levant. Seul l'Islam détient les clefs du golfe persique et de la mer
Rouge. Pour ne rien arranger, en 1453, Constantinople tombe aux mains
des Turcs, et l'empire ottoman commence à s'étendre…
Pourtant, les temps changent doucement. La fièvre des épices et les prix
délirants appliqués par les commerçants arabes qui en ont le monopole
pousse les occidentaux à être plus aventureux. Ils voudraient supprimer
ces coûteux et fâcheux intermédiaires, et aller chercher directement eux-mêmes
les épices, non pas au proche orient aux mains des arabes, mais remonter
au-delà, à leur source. Peut-être en inventant un chemin nouveau.
L'occident se réveille peu à peu de sa torpeur médiévale. Les techniques
de navigation évoluent vite : les occidentaux apprennent à construire
des bateaux de plus en plus gros, avec des gouvernails, de meilleures
voilures, l'usage de la boussole et du quadrant se répandent, et ces innovations
permettent de s'aventurer plus loin, dans l'Océan.
L'audace portugaise paye !
Les
Portugais sont largement en tête. Tout au long du 15ème siècle, sous l'impulsion
du génial prince Henri dit "le navigateur", ils s'aventurent de plus en
plus vers le sud, en longeant les côtes d'Afrique de l'Ouest, chaque fois
un peu plus loin, dans l'inconnu, surmontant les peurs et superstitions
tenaces des marins, passant le cap Bojador. Madère, les Canaries, le Cap
Vert, puis l'Equateur pour la première fois, que l'on croyait infranchissable.
Ils y découvrent aussi l'or de Guinée et l'intérêt de l'esclavage, tout
en continuant à poursuivre des chimères comme le royaume du mythique prêtre-Jean…
Ils continuent leur quête. En 1487, ils découvrent le bout de l'Afrique,
et Diaz passe pour la première fois le cap de Bonne Espérance.
Avec la confirmation d'une circumnavigation possible de l'Afrique, on
a partout espoir en Europe de vite trouver une autre route pour ces Indes
mythiques, par les mers, qui contournerait le vaste blocus des terres
musulmanes. En 1492, en mettant en pratique la théorie encore suspecte
de la rotondité de la Terre, c'est en cherchant une route concurrentielle
encore plus directe vers l'Inde que Christophe Colomb tombe par hasard
sur les Amériques, financé par le roi d'Espagne qui s'inquiète de la longueur
d'avance prise par les Portugais (ce n'est qu'en 1507 que l'erreur sera
prouvée). Devant la concurrence farouche des deux ambitieux royaumes,
le pape signe en 1494 le fameux traité de Tordesillas, qui désigne la
ligne de partage du monde entre l'Espagne et Portugal : l'Ouest de cette
ligne à l'Espagne, et l'Est au Portugal, qui a donc officiellement les
mains libres en Orient.
Les Portugais s'obstinent en sentant le succès proche. En 1498, une fois
le cap franchi, Vasco de Gama remonte la côte orientale de l'Afrique via
le canal du Mozambique. Il tombe alors dans les eaux déjà largement naviguées
par les marins arabes. Mais bénéficiant des précieuses indiscrètes indications
divulguées par un navigateur arabe renégat, il fonce droit l'Inde. Ca
y est, la première liaison maritime Europe-Inde est effectuée, la route
des épices est tracée ! On sait désormais passer outre les marchands arabes
!
Au début du 16ème siècle, Calicut est déjà depuis des siècles et des siècles
un riche comptoir de commerce, entre marchands chinois, malais et arabes.
On y trouve des étoffes, cotonnades indiennes, soieries de Chine, bois
précieux, or, gemmes, thé et épices : cannelle, poivre, gingembre, muscade
et girofle. Goa deviendra la base de tout leur commerce des Indes, mais
les Portugais établissent également des escales et comptoirs égrenés tout
du long de la côte orientale du Mozambique.
A cette époque la cartographie, autrefois imprécise et fantaisiste, prend
toute son importance et évolue au gré des découvertes. Mais lentement,
car elle demeure une connaissance d'Etat, stratégique, qu'il faut absolument
protéger et jalousement garder secrète. Ce sont les portulans, ces précieuses
cartes marines que l'on essaie de se dérober d'un navire et d'une nation
à l'autre, pour compléter et préciser ses propres cartes. Il s'agit de
dessiner les contours des côtes explorées, de la manière la plus précise
possible, mais aussi d'ajouter sur les croquis des notes techniques et
toute information géographique utile: vents, courants, écueils, abris
possibles, baies, escales, estuaires et rivières, points d'eau douce,
présence d'indigènes, etc. Des cartographes et herboristes, qui observent
et étudient les plantes, sont présents sur tous les navires affrêtés par
les nations.
Les portugais deviennent riches. Mais maintenant qu'ils connaissent la
route, il faut trouver la source. La muscade et la girofle notamment,
les plus précieuses des épices, à la puissance de goût et aux vertus exceptionnelles,
viennent de plus loin encore. Il faut donc pousser l'exploration plus
avant: Ceylan, la Malaisie, Macao, l'Indonésie, le Timor, et surtout les
Moluques, tout à l'Est, ce lointain archipel qui recèle un véritable trésor,
aussi appelé " les îles de l'épicerie "…
Avec les Philippines au-dessus, il faut un temps les disputer à l'Espagne,
qui tâtillonne sur la limite ouest de sa moitié du globe. Mais l'annexion
en 1580 du Portugal au royaume d'Espagne règle la question. Pour peu de
temps. Car la fusion des couronnes des deux plus grandes puissances maritimes
va en fait sonner le glas de cet immense empire ibérique, qui couvre toute
la planète, trop étendu et donc indéfendable en son intégralité. D'autant
qu'anglais et français commencent à se réveiller et comptent bien profiter
de cette faiblesse pour récupérer des parts du gâteau : ils affichent
clairement leurs ambitions dans l'océan indien. Les ibères déclarent vite
forfait et choisissent de se concentrer plutôt sur l'Amérique centrale
et latine, ses colonies les plus rentables et accessibles, qui remplissent
leurs galions d'or et d'argent.
L'ère des Compagnies des Indes
17ème
siècle. Passé l'ère des découvertes, voici celle de la conquête : la concurrence
est ouverte et sera féroce entre ces 3 Etats qui montent chacun leur Compagnie
des Indes nationale, à qui l'on octroie des ports, des concessions, et
l'exclusivité du commerce avec l'Orient et l'Extrême Orient (import et
export). Ces sociétés sont constituées de pools d'actionnaires, marchands,
armateurs, riches nobles, et bénéficient du soutien de la puissance royale,
tous conscients des énormes enjeux et gains potentiels du commerce avec
les Indes. On entend ici les Indes au sens large : un quart du globe,
de la côte orientale d'Afrique à l'Indonésie, en passant par le golfe
persique, l'Inde, la Malaisie, la Chine. C'est tout l'Océan Indien qui
va être le théâtre de la formidable aventure de la course aux épices.
Mais les expéditions sont fort coûteuses : il faut financer les navires,
les cargaisons, embaucher des bras et payer des marins, armer et entretenir
les flottes, construire et défendre des comptoirs, des forts, des entrepôts…
Chaque expédition dure des années : en voyageant sans encombre depuis
Lorient, il faut 4 mois pour rejoindre les Mascareignes, 6 mois pour l'Inde,
8 mois pour la Chine. Et encore faut-il qu'elles reviennent... De nombreuses
disparaîtront mystérieusement ou tragiquement, reviendront bredouilles,
ou ayant payé un lourd tribut en hommes. Car les risques sont immenses
et innombrables : le scorbut, les tempêtes, les rochers et bancs de sables,
les sagaies des indigènes, les fièvres, les trahisons et vengeances mesquines
des concurrents, les combats contre les pirates malais à leur compte ou
les corsaires à la solde des Etats concurrents, les défaites où l'équipage
risque de finir amputé, abandonné, prisonnier ou esclave…
Français
et anglais ont des velléités, mais les hollandais rappliquent
Les
anglais font de Madras leur grande base des Indes. Le comptoir principal
des Français est Pondichéry (plus 4 autres en Inde : Chandernagor, Kérikal,
Mahé et Yanaon). Mais la route des épices est longue, et il faut des escales
sûres, pour se ravitailler, réparer, stocker, repartir. La France a les
Mascareignes : l'Isle de France (Maurice), est le port commercial et militaire,
alors que Bourbon (la Réunion) est la source et le potager pour le ravitaillement
des navires.
Mais le 17ème siècle, c'est surtout celui de la Hollande qui débarque
soudain en force, et les méthodes des fumeurs de harengs sont autrement
plus directes, agressives et expéditives que celles des délicats mangeurs
de grenouilles ou des faces de rosbifs, soucieux de s'implanter sur ces
nouveaux territoires sur le long terme et se faire bien voir. Pour les
hollandais, il ne s'agit que d'exploitation pure et de profit immédiat.
Ces marchands sont des soldats, sournois et brutaux: ils parlent poudre
et canon, et ne s'embarrassent d'aucuns scrupules. Ce sont eux qui ont
définitivement évincé les portugais manu militari de leur solide implantation
aux Moluques (grâce à un espion hollandais qui a réussi à se faire embarquer
par ruse sur un vaisseau portugais pour en percer le secret de la route).
Leurs bateaux sont de véritables navires de guerre et ils n'hésitent pas
à perpétrer tueries et massacres d'indigènes à la moindre contrariété.
Les Moluques, c'est le coffre-fort des Indes, car c'est le seul endroit
du monde où l'on trouve muscadiers et girofliers (alors que le poivre,
la cardamome et la cannelle poussent en pas mal d'endroits). Ces rustres
concentrent la culture des précieuses muscades et girofles sur quelques
petites îles sélectionnées munies de solides forteresses et protégées
par des navires-patrouilles, exécutent froidement les voleurs de plants
ou d'épices, font garder leurs entrepôts de batavia par une véritable
armée, font arracher tous les plants sauvages qui poussent sur les îles
voisines, et brûlent même chaque année les excédents de production pour
maintenir les cours à un niveau très élevé. Pour sécuriser leur route,
c'est Le Cap, à la pointe de l'Afrique, qui devient leur port-escale.
Comment briser le monopole hollandais ?
Toutes
ces inestimables richesses qui transitent à travers l'Océan Indien dans
les cales des bateaux-marchands ne manquent pas d'attirer les convoitises.
Ces navires lourds et ventrus ne peuvent se déplacer rapidement, doivent
s'armer de canons, voire se faire escorter pour se défendre des pirates
et corsaires, de plus en plus nombreux.
Mi 18ème, français et anglais lorgnent sur le scandaleux monopole hollandais
sur les Moluques, qui dure depuis un siècle et demi. On passe facilement
de guerre froide à guerre chaude entre les puissances, au gré des traités
signés dans la lointaine Europe et des trahisons et ambitions des gouverneurs
locaux. Ce sera Pierre Poivre qui réussira au terme de 25 ans de tentatives
infructueuses à enfin ramener à l'Isle de France des graines germées et
des plants de muscadiers et de girofliers, subtilisés aux Moluques au
nez et à la barbe des hollandais, avec l'aide des indigènes qui haïssent
leurs exploiteurs. Pour l'Angleterre, c'est Nathaniel Courthope qui deviendra
le héros de la muscade. Et c'est ainsi que l'on a pu briser l'exclusivité
hollandaise.
Les plantations : début
de l'exploitation coloniale …
et de la traite des noirs organisée !
Fin
18ème, début 19ème : chaises musicales. Chacun définit et consolide ses
implantations, aux Indes mais aussi le long de la route. L'Angleterre
souffle les Seychelles et surtout la précieuse base de Maurice à Napoléon,
mais laisse la Réunion à la France. Longtemps velléitaire et hésitante
entre les Indes (progressivement perdues) et Madagascar (jamais vraiment
gagnée), la France se concentre finalement sur ses îles : Réunion, puis
Comores.
Maintenant qu'on a réussi à avoir des plants et des semences, on essaye
de planter à tout va, d'acclimater de nouvelles espèces de plantes et
épices dans ces nouvelles terres tropicales, lançant ainsi de grands programmes
de mise en valeur agricole de ces miettes éloignées de vastes empires
coloniaux. Et pour cela, il faut déforester, défricher, enrichir, planter,
récolter, laisser tomber certaines plantes (le café est vite abandonné),
en essayer d'autres, dans le but de produire à moindre coût les denrées,
matières premières et épices à forte valeur ajoutée, recherchées par la
métropole européenne, et exclusivement réservées à l'exportation vers
celle-ci.
Tout cela suppose une main-d'œuvre abondante et bon marché. Des quelques
esclaves noirs embarqués en provision en route, trafiqués sur les côtes
du Mozambique, achetés aux arabes à Zanzibar, ou importés en direct de
Madagascar, on passe à une véritable traite qui s'organise. Les petites
colonies compteront parfois jusqu'à près de 90% d'esclaves pour seulement
10% de colons… Mais c'est toute l'économie coloniale qui est fondée sur
le système de la plantation esclavagiste. Surtout avec la canne à sucre,
découverte par les européens en Palestine lors des croisades, et dont
la culture se développe et s'intensifie à grande échelle aux Mascareignes
au 19ème siècle, devenant une culture de rente.
Mais en 1817, on interdit la traite. Cependant la condition des esclaves
déjà présents sur le territoire ne change pas, et de plus en plus, ils
fuient les plantations pour se réfugier dans les hauts (phénomène du marronage,
plaie des colons). En 1848, on abolit enfin l'esclavage. C'est la cata
pour les planteurs, et les sociétés commerciales qu'ils ont constituées
doivent s'organiser autrement. Car les affranchis ne veulent plus venir
travailler, même contre salaire, dans les plantations de leurs anciens
maîtres. On va alors créer " l'engagisme ", une sorte de CDD où l'on va
chercher des villages entiers de travailleurs libres mais serviles au
loin (en Inde, en Chine), pour les faire venir travailler dans de très
dures conditions et les exploiter, une forme d'esclavage à peine déguisée
(qui existe encore en Amérique du nord vis-à-vis des saisonniers mexicains,
d'ailleurs, par exemple…). C'est ainsi qu'aujourd'hui encore, indiens
et chinois sont légion aux Mascareignes, avec tout leur bagage culturel,
colorant de nouvelles teintes l'incroyable mosaïque ethnique métisse qui
forme la population créole actuelle. Ils ramènent aussi avec eux leurs
épices les plus prisées. Par exemple le curcuma pour les indiens, qui
est aujourd'hui encore produit à la Réunion. Les racines de curcuma, qui
ressemblent assez aux tubercules de gingembre, donnent une fois râpées
et concassées une superbe poudre jaune doré/ocre/orangé, utilisée en teinture
et en médecine, mais surtout en cuisine : ce faux "safran" est obligatoire
dans tout carri qui se respecte !
Fin d'une époque… dont il ne reste aujourd'hui
que les parfums !
Fin
19ème pourtant, avec le percement et l'inauguration du canal de Suez en
1869, l'ancienne route des épices via le cap de Bonne Espérance tombe
en désuétude du jour au lendemain, et par conséquent toutes les îles du
sud de l'Océan Indien perdent d'un coup leur position stratégique d'escale
sur la route des Indes. La découverte et le développement de l'industrie
du sucre à partir des betteraves en Europe, ainsi que la généralisation
des cultures de rente dans d'autres régions du globe, achèveront de les
reléguer au rôle ingrat de figurants exotiques, témoins négligeables d'un
passé colonial révolu (ah, époque glorieuse où le monde entier se les
disputait…). Ce n'est qu'à la fin du 20ème siècle, grâce au tourisme,
qu'elles arriveront à trouver une nouvelle voie de développement et source
de richesse (enfin certaines, pas toutes…).
Mais en cherchant bien, il reste des traces de ce passé glorieux. Et ces
traces sont justement surtout des parfums, des effluves, ces saveurs et
couleurs qui avaient fasciné l'Europe du Moyen-âge… Aujourd'hui encore,
les champs de canne à sucre dominent dans les paysages de Maurice et la
Réunion, et l'on en hume les délicieuses odeurs de jus chaud quand on
passe à côté d'une sucrerie ou d'une rhumerie… Il reste encore aussi beaucoup
de grands cocotiers bien alignés, survivants d'anciennes plantations depuis
lors abandonnées, pour exploiter le coprah et fabriquer de l'huile de
coco, des savons, des cordes avec les fibres (et du punch coco !)
Il n'y a plus guère dans le jardin des pamplemousses à Maurice que quelques
canneliers (dont on montre l'odorante écorce), girofliers et muscadiers
(la noix est en fait le noyau du fruit, qui ressemble à une grosse bibasse
jaune), juste prétextes à raconter l'épopée de l'intendant Poivre, mais
ces cultures ont été abandonnées dans l'île il y a bien longtemps. C'est
aux Comores que le parfum de la girofle est le plus présent aujourd'hui,
avec Zanzibar (et l'Indonésie d'origine). Quasiment tous les comoriens
arrondissent leurs fins de mois en cueillant sur les girofliers les précieux
bourgeons de fleurs juste avant leur éclosion, quand ils sont entre le
vert et le rose. Il les trient, puis les mettent à sécher dehors au soleil,
bien étalés sur de grands bouts de tissus posés à même la route. Durant
toute la saison des girofles, il faut habilement slalomer sur les routes
pour éviter de rouler sur les étalages et d'écraser les précieux petits
clous en train de sécher et brunir… mais quelle puissante et fabuleuse
odeur, c'est absolument indissociable des Comores ! (et un des rares bons
souvenirs que j'en garderai !).
La vanille aussi, seule orchidée à produire un fruit comestible, a été
implantée avec bonheur dans la région, et on retrouve son arôme dans moult
préparations locales (dont le fameux et traître "rhum arrangé" !). Elle
est originaire du Mexique, elle : les Aztèques en parfumaient leur chocolat
(avec aussi du poivre et du piment !) et c'est Cortès qui avait envoyé
les premières gousses en Espagne. Mais en l'absence d'équivalent local
des des petites abeilles mexicaines qui transportaient le pollen sur les
pistils, on n'avait jamais réussi malgré de nombreux essais à produire
des gousses ailleurs. Or en 1841, un esclave réunionnais du nom d'Edmond
Albius découvre un procédé simple de fécondation artificielle (il gagnera
l'affranchissement et la postérité en remerciement de cette fabuleuse
découverte). Car une fois les gousses cueillies, ébouillantées, triées,
séchées au soleil, puis séchées dans l'ombre des caisses, la vanille est
très demandée et rapporte une fortune ! Et même si depuis l'on sait produire
de la vanilline de synthèse, la vanille naturelle reste une denrée précieuse
et recherchée. Aujourd'hui encore, 1500 tonnes sont produites par an dans
le monde, dont 1250 tonnes à Madagascar, 160 tonnes aux Comores, 30 à
la Réunion (la vanille-Bourbon, censée être la meilleure), les autres
pays producteurs étant négligeables. Or chaque année, plus de 50 tonnes
de poudre de vanille sont achetées par la seule société Coca-Cola, si
si, car la formule originale et intouchable de la fameuse boisson brune
contient 0,0001% de vanille naturelle, ou quelquechose comme ça, ce qui
semble très peu, mais largement compensé par le volume de consommation
dans le monde entier !
Il y a aussi les essences. Et surtout, surtout : l'ylang ylang. Il a beau
sonner exotique, ce nom vous est forcément familier : il entre dans la
composition de quasiment tous les parfums. L'ylang ylang est une fleur
délicate, entre le vert pâle et le jaune, à 6 longs petits pétales tombants
et qui pousse sur un arbre. Les arbres sont d'ailleurs taillés assez bas,
et prennent alors des formes noueuses plutôt tordues, pour que même les
enfants puissent récolter les fleurs quand elles sont à point. Les fleurs
sont pesées, puis cuites dans de grandes bassines pendant 20 heures pour
être distillées, et en extraire la précieuse essence (il faut près de
400 kg de fleurs pour faire seulement 3 litres d'essence de diverses qualités).
Sur 90 tonnes produites dans le monde, plus de 80 tonnes le sont aux Comores,
et précisément dans l'île d'Anjouan (sur laquelle il existe environ 900
petites distilleries artisanales !). L'île voisine (française) de Mayotte
en produit également un peu ; d'ailleurs Guerlain y a racheté et relancé
plusieurs plantations. Quand on sait en plus qu'il n'y a guère qu'une
dizaine de gros acheteurs-parfumeurs dans le monde pour cette essence,
dont 9 se trouvent en France (à Grâce), on voit qu'il s'agit d'un marché
lucratif mais extrêmement serré ! Hélas les plantations d'ylang ylang
demandent beaucoup de main d'œuvre, l'entretien des arbres et des alambics
et très coûteux, alors des plantations entières sont abandonnées (ou coupées
et remplacées par des cultures vivrières), et la qualité anjouannaise,
pourtant réputée la meilleure, a tendance à se dégrader, quel dommage…
Mais l'odeur puissante et entêtante des fleurs d'ylang ylang quand on
passe à proximité d'un seul arbre est quelque chose d'inoubliable !
On produit encore deux autres huiles essentielles à la Réunion, en petite
quantité, mais excellente qualité (car là aussi, les coûts de production,
dans de rustiques alambics en cuivres, sont très élevés): l'essence de
géranium, de couleur verte, obtenue à partir de la distillation des poils
à la surface des feuilles (censés avoir une odeur de rose !), et l'essence
de vétiver, couleur ambrée et qui sent vraiment très bon et frais, produite
par la distillation des racines de la plante (une récolte pénible, à plus
de 40 cm de profondeur).
Enfin voilà, c'était la grande (et longue…) histoire des épices, essences,
et aromates… Aujourd'hui, grains de poivre, bâtons de cannelle, noix de
muscade, et clous de girofle sont devenus monnaie ultra courante. Elles
sont produites sur tous les continents ou presque, et finissent dans de
petits pots de verres aseptisés au nom de Ducros, dans tous les supermarchés
du coin, accessibles à tous pour trois francs six sous (enfin les quelques
euros équivalents). Et évidemment, on a totalement oublié la fascination
dont elles ont été la source, et ce qu'il a fallu de rêve, d'aventures,
de guerres, d'obstination, de mirages et de naufrages, pour en arriver
là…
Mais désormais, j'espère au moins que la prochaine fois que vous ajouterez
une pincée de ces aromates et condiments dans la casserole, vous les apprécierez
mieux, à leur juste valeur, en ayant une pensée pour les milliers de marchands
et marins qui ont risqué leur vie et sont morts il y a quelques siècles,
dans les lointaines les mers du sud, pour que vous dégustiez un bon steak
au poivre avec de la purée à la muscade, et que vous vous parfumiez d'un
peu d'essence de Guerlain dans les cheveux…
Virginie Drocourt
sheherazad13@yahoo.com
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