Chronique 45
La Pointe aux canonniers, île Maurice, le 27 novembre 2002

La quête des couleurs, senteurs, et saveurs orientales
Histoire de petits cailloux parfumés, semés sur la route des épices…

Depuis qu'elles ont des obédiences divergentes (et des intérêts touristiques à défendre), elles sont 5 à se disputer aujourd'hui l'appellation flatteuse d' "îles aux parfums" : les 3 îles des Comores indépendantes (la Grande Comore, Anjouan et Mohéli), leur aînée (géologiquement et ethnologiquement) Mayotte la française, et Nosy-Bé la perle malgache. Si l'on considère que l'immense Madagascar n'est point une île mais une terre continentale (si si, je l'ai vu écrit souvent), il faut ajouter aux confettis de feu notre empire colonial dans l'Océan Indien les îles Mascareignes qui se trouvent de l'autre côté : Bourbon (rebaptisée la Réunion à la révolution), l'isle de France (Maurice) et Rodriguès (ces deux dernières et les Seychelles nous ayant hélas été confisquées par la perfide Albion, trop heureuse du butin, récupéré suite à une défaite de Napoléon). Encore faudrait-il citer également Tromelin, les Kerguelen, etc mais ces minuscules rochers tricolores n'ont pas de rôle dans cette histoire.

Car elle fut grandiose, l'histoire qui fait que dans ces confettis lointains, parsemés dans l'Océan Indien, l'on y baigne encore dans les effluves parfumés, en y parlant encore tous les jours la langue de Molière (enfin pas tout-à-fait, disons agrémentée de fortes colorations créoles…). D'ailleurs, vous l'a-t-on déjà contée, cette fabuleuse histoire ? Car ça fait belle lurette hélas qu'elle ne figure plus dans nos manuels scolaires, où l'on raconte plutôt -et encore est-ce brièvement- l'aventure de la conquête des Amériques, alors que pas un mot en revanche sur l'épopée pourtant non moins stratégique, héroïque et extraordinaire, et qui fut d'ailleurs à l'origine de toute l'ère des grandes découvertes : la quête des épices, la course avide au contrôle de leur commerce lucratif (muscade et girofle valaient plus que l'or, à une époque !), de leurs routes, puis de leurs sources et leur production, dans les lointaines " vraies " Indes. Car n'oublions pas que ce sont ces " Indes Orientales " que Christophe Colomb cherchait et croyait avoir trouvées en touchant terre dans ce qui est encore faussement appelé les " West Indies ", peuplées d' " indiens " (5 siècles après cette erreur d'appréciation originelle, ces derniers s'insurgent encore de l'appellation, d'ailleurs !)

Le destin du monde s'est joué autour de ce vaste Océan " Indien " (dit aussi " la mer des épices "), et l'on ne peut comprendre les frontières, les colonies et les influences culturelles des sociétés actuelles de cette énorme partie du globe, que par l'héritage des 3 siècles de farouches concurrence (du 16ème au 18ème siècle) entre les 4 grandes puissances maritimes européennes (Portugal, Hollande, Angleterre et France), pour accaparer les meilleures sources de richesse que sont ces si précieuses épices. De misérables îlots perdus dans l'Océan ont été acteurs et témoins de cette quête éperdue des merveilleuses couleurs, arômes, goûts et parfums venus de l'Orient lointain et fabuleux, qui faisaient fantasmer l'Europe, et qui a définitivement changé la face du monde.

Il était une fois… les caravanes

Ca fait des milliers d'années qu'épices, essences et encens ont été utilisées dans les temples des civilisations des rives de la Méditerranée, comme offrandes aux divinités. Alexandre le Grand, qui est allé jusqu'aux rives de l'Indus, est peut-être d'ailleurs celui qui a inauguré les grands circuits commerciaux entre la Méditerranée et les Indes. Les itinéraires des grandes voies de négoce de l'Orient vers l'Occident sont multiples.

Itinéraires terrestres tout d'abord, par les routes du Nord. Les produits et épices venaient d'Indonésie, arrivaient en Inde, remontaient la vallée du Gange puis celle de l'Indus, passaient les cols de Gandhara, puis devaient passer les montagnes aux quelques rares goulets de passage vers l'Ouest pour traverser les vastes terres que sont l'Afghanistan actuel : c'est la route des caravanes séculaires, litanie de chameaux remontant tout un réseau de pistes et d'étapes dans les caravansérails prévus à cet effet. Là deux options : soit une voie médiane à travers la Mésopotamie devenue ensuite l'empire Perse : Ispahan , Bagdad, Damas, en remontant vers les cités syriennes (Antioche, Alep) et les ports de la côtes méditerranéenne (Tyr, Acre, Tripoli…), les fameuses échelles du Levant. Soit plus au Nord, rejoignant les grandes cités d'Asie Centrale (Khiva, Boukhara, Samarcande, Balkh) sur la route de la soie venant de Chine. Et via la mer Caspienne, puis la mer Noire, arrivée à Byzance-Constantinople.

Voies maritimes également, avec cabotage le long de la cote des Indes, puis remontant la mer d'Oman et le golfe persique jusqu'aux bouches de l'Euphrate. Ou encore plus au sud, contournant la péninsule arabique et pour rejoindre la mer rouge, traverser un bout de terre jusqu'au Nil, et remonter en felouque la vallée du Nil, vers Alexandrie et Le Caire, siège des sultans mamelouks.

Pendant des millénaires, jusqu'à ce qu'on découvre qu'on pouvait contourner l'Afrique, tels ont été les circuits d'importation de l'origine orientale des épices jusqu'à leur débouché sur les ports méditerranéens où commercent les occidentaux. Mais c'est au prix de voyages extrêmement longs et périlleux, soumis aux aléas et risques bien réels de brigandage et piraterie. Et surtout, les occidentaux se fournissent aux ports méditerranéens, mais sans connaître l'origine réelle des produits, ni les routes par lesquelles ils sont acheminés, affublant donc les terrae incognitae de l'Orient mythique de toutes sortes de richesses et légendes fabuleuses. Le secret en est jalousement gardé par les marchands persans et arabes, dont la tradition caravanière et commerçante et la supériorités des marins (tels Sindbad qui a sillonné tout l'Océan Indien) leur assurent l'exclusivité de l'approvisionnement des grands ports de la côte méditerranéenne, bâtissant une fortune sur le bazar des épices.

L'Europe découvre les saveurs exotiques

Car entre temps, on commence aussi à se servir des épices pour colorer, parfumer et relever les plats, s'oindre d'essences et aromates. Cela devient un signe extérieur de richesse. On découvre et attribue en outre toutes sortes de vertus (réelles ou supposées) à certaines épices, utilisées en pharmacopée, aux propriétés stimulantes, tonifiantes, digestives, conservatrices, antiseptiques, colorantes, protectrices, apaisantes et / ou aphrodisiaques !

Vint alors Marco Polo. A la fin du 13ème siècle, le récit de son voyage à travers l'Orient, l'Asie, l'Inde, et jusqu'en Chine, pendant 25 ans, fait découvrir et miroiter au " grand public " les incroyables richesse de l'Orient. Son épopée : " Le devisement du monde " ou Livre des merveilles, est LE livre de la route des épices, qui parle de riches cités, de produits inconnus, de marchés fabuleux, qui a fasciné, enflammé l'imagination et excité les rêves, les désirs et la soif de nouveauté de générations entières d'occidentaux aventuriers, opportunistes et explorateurs en herbe. Deux siècles plus tard, ce sera encore le livre de chevet de Vasco de Gama, Magellan et Christophe Colomb…

Les Croisades également, avec ces croisés qui reviennent d'outremer après plusieurs années de campagne au proche orient, Syrie et Palestine, les yeux pleins de couleurs, le palais séduit par ces nouvelles saveurs, avec le goût des bains et des senteurs, et les bras chargés d'épices qu'ils font découvrir, dans cet occident qui patauge encore dans les affres et sombres heures du bas moyen âge. L'Europe découvre les épices et prend goût à ce luxe oriental : elle se lance alors avec frénésie dans sa consommation.

Des vaisseaux chargés d'étoffes, épices et aromates venus d'Orient sillonnent la Méditerranée d'Est en Ouest. Ce sont surtout les marins-marchands des puissantes cités italiennes, gênois et surtout vénitiens, qui excellent dans le négoce et le transport par bateau de toutes ces denrées : dans un sens, ils amènent les croisés et leurs provisions, puis achètent en Terre Sainte et ramènent dans l'autre sens les soieries, teintures et épices des marchés locaux et venus de l'Orient plus lointain.

La barrière de l'Islam

Mais voilà : on paye le prix fort, très fort même, à ces mécréants que l'on combat farouchement, mais qui ont tout de même l'exclusivité de l'approvisionnement des épices, et avec qui il faut donc bien commercer… Eux-mêmes doivent payer de fortes taxes, droits, tributs et autres rançons aux intermédiaires tout au long de la longue route, augmentant d'autant le prix de ces précieux condiments.

Mais hélas, les marchands musulmans sont incontournables. Car la barrière continentale est réelle : les moult royaumes et empires islamisés arabes et mongol, et des milliers de kilomètres de routes inconnues traversant des khanats au climat torride et peuplés de brigands et guerriers rendent l'obstacle infranchissable. Les européens doivent obligatoirement passer par les entrepôts des infidèles, et ne peuvent dépasser la frontière du Levant. Seul l'Islam détient les clefs du golfe persique et de la mer Rouge. Pour ne rien arranger, en 1453, Constantinople tombe aux mains des Turcs, et l'empire ottoman commence à s'étendre…

Pourtant, les temps changent doucement. La fièvre des épices et les prix délirants appliqués par les commerçants arabes qui en ont le monopole pousse les occidentaux à être plus aventureux. Ils voudraient supprimer ces coûteux et fâcheux intermédiaires, et aller chercher directement eux-mêmes les épices, non pas au proche orient aux mains des arabes, mais remonter au-delà, à leur source. Peut-être en inventant un chemin nouveau.

L'occident se réveille peu à peu de sa torpeur médiévale. Les techniques de navigation évoluent vite : les occidentaux apprennent à construire des bateaux de plus en plus gros, avec des gouvernails, de meilleures voilures, l'usage de la boussole et du quadrant se répandent, et ces innovations permettent de s'aventurer plus loin, dans l'Océan.

L'audace portugaise paye !

Les Portugais sont largement en tête. Tout au long du 15ème siècle, sous l'impulsion du génial prince Henri dit "le navigateur", ils s'aventurent de plus en plus vers le sud, en longeant les côtes d'Afrique de l'Ouest, chaque fois un peu plus loin, dans l'inconnu, surmontant les peurs et superstitions tenaces des marins, passant le cap Bojador. Madère, les Canaries, le Cap Vert, puis l'Equateur pour la première fois, que l'on croyait infranchissable. Ils y découvrent aussi l'or de Guinée et l'intérêt de l'esclavage, tout en continuant à poursuivre des chimères comme le royaume du mythique prêtre-Jean… Ils continuent leur quête. En 1487, ils découvrent le bout de l'Afrique, et Diaz passe pour la première fois le cap de Bonne Espérance.

Avec la confirmation d'une circumnavigation possible de l'Afrique, on a partout espoir en Europe de vite trouver une autre route pour ces Indes mythiques, par les mers, qui contournerait le vaste blocus des terres musulmanes. En 1492, en mettant en pratique la théorie encore suspecte de la rotondité de la Terre, c'est en cherchant une route concurrentielle encore plus directe vers l'Inde que Christophe Colomb tombe par hasard sur les Amériques, financé par le roi d'Espagne qui s'inquiète de la longueur d'avance prise par les Portugais (ce n'est qu'en 1507 que l'erreur sera prouvée). Devant la concurrence farouche des deux ambitieux royaumes, le pape signe en 1494 le fameux traité de Tordesillas, qui désigne la ligne de partage du monde entre l'Espagne et Portugal : l'Ouest de cette ligne à l'Espagne, et l'Est au Portugal, qui a donc officiellement les mains libres en Orient.

Les Portugais s'obstinent en sentant le succès proche. En 1498, une fois le cap franchi, Vasco de Gama remonte la côte orientale de l'Afrique via le canal du Mozambique. Il tombe alors dans les eaux déjà largement naviguées par les marins arabes. Mais bénéficiant des précieuses indiscrètes indications divulguées par un navigateur arabe renégat, il fonce droit l'Inde. Ca y est, la première liaison maritime Europe-Inde est effectuée, la route des épices est tracée ! On sait désormais passer outre les marchands arabes !

Au début du 16ème siècle, Calicut est déjà depuis des siècles et des siècles un riche comptoir de commerce, entre marchands chinois, malais et arabes. On y trouve des étoffes, cotonnades indiennes, soieries de Chine, bois précieux, or, gemmes, thé et épices : cannelle, poivre, gingembre, muscade et girofle. Goa deviendra la base de tout leur commerce des Indes, mais les Portugais établissent également des escales et comptoirs égrenés tout du long de la côte orientale du Mozambique.

A cette époque la cartographie, autrefois imprécise et fantaisiste, prend toute son importance et évolue au gré des découvertes. Mais lentement, car elle demeure une connaissance d'Etat, stratégique, qu'il faut absolument protéger et jalousement garder secrète. Ce sont les portulans, ces précieuses cartes marines que l'on essaie de se dérober d'un navire et d'une nation à l'autre, pour compléter et préciser ses propres cartes. Il s'agit de dessiner les contours des côtes explorées, de la manière la plus précise possible, mais aussi d'ajouter sur les croquis des notes techniques et toute information géographique utile: vents, courants, écueils, abris possibles, baies, escales, estuaires et rivières, points d'eau douce, présence d'indigènes, etc. Des cartographes et herboristes, qui observent et étudient les plantes, sont présents sur tous les navires affrêtés par les nations.

Les portugais deviennent riches. Mais maintenant qu'ils connaissent la route, il faut trouver la source. La muscade et la girofle notamment, les plus précieuses des épices, à la puissance de goût et aux vertus exceptionnelles, viennent de plus loin encore. Il faut donc pousser l'exploration plus avant: Ceylan, la Malaisie, Macao, l'Indonésie, le Timor, et surtout les Moluques, tout à l'Est, ce lointain archipel qui recèle un véritable trésor, aussi appelé " les îles de l'épicerie "…

Avec les Philippines au-dessus, il faut un temps les disputer à l'Espagne, qui tâtillonne sur la limite ouest de sa moitié du globe. Mais l'annexion en 1580 du Portugal au royaume d'Espagne règle la question. Pour peu de temps. Car la fusion des couronnes des deux plus grandes puissances maritimes va en fait sonner le glas de cet immense empire ibérique, qui couvre toute la planète, trop étendu et donc indéfendable en son intégralité. D'autant qu'anglais et français commencent à se réveiller et comptent bien profiter de cette faiblesse pour récupérer des parts du gâteau : ils affichent clairement leurs ambitions dans l'océan indien. Les ibères déclarent vite forfait et choisissent de se concentrer plutôt sur l'Amérique centrale et latine, ses colonies les plus rentables et accessibles, qui remplissent leurs galions d'or et d'argent.

L'ère des Compagnies des Indes

17ème siècle. Passé l'ère des découvertes, voici celle de la conquête : la concurrence est ouverte et sera féroce entre ces 3 Etats qui montent chacun leur Compagnie des Indes nationale, à qui l'on octroie des ports, des concessions, et l'exclusivité du commerce avec l'Orient et l'Extrême Orient (import et export). Ces sociétés sont constituées de pools d'actionnaires, marchands, armateurs, riches nobles, et bénéficient du soutien de la puissance royale, tous conscients des énormes enjeux et gains potentiels du commerce avec les Indes. On entend ici les Indes au sens large : un quart du globe, de la côte orientale d'Afrique à l'Indonésie, en passant par le golfe persique, l'Inde, la Malaisie, la Chine. C'est tout l'Océan Indien qui va être le théâtre de la formidable aventure de la course aux épices.

Mais les expéditions sont fort coûteuses : il faut financer les navires, les cargaisons, embaucher des bras et payer des marins, armer et entretenir les flottes, construire et défendre des comptoirs, des forts, des entrepôts… Chaque expédition dure des années : en voyageant sans encombre depuis Lorient, il faut 4 mois pour rejoindre les Mascareignes, 6 mois pour l'Inde, 8 mois pour la Chine. Et encore faut-il qu'elles reviennent... De nombreuses disparaîtront mystérieusement ou tragiquement, reviendront bredouilles, ou ayant payé un lourd tribut en hommes. Car les risques sont immenses et innombrables : le scorbut, les tempêtes, les rochers et bancs de sables, les sagaies des indigènes, les fièvres, les trahisons et vengeances mesquines des concurrents, les combats contre les pirates malais à leur compte ou les corsaires à la solde des Etats concurrents, les défaites où l'équipage risque de finir amputé, abandonné, prisonnier ou esclave…

Français et anglais ont des velléités, mais les hollandais rappliquent

Les anglais font de Madras leur grande base des Indes. Le comptoir principal des Français est Pondichéry (plus 4 autres en Inde : Chandernagor, Kérikal, Mahé et Yanaon). Mais la route des épices est longue, et il faut des escales sûres, pour se ravitailler, réparer, stocker, repartir. La France a les Mascareignes : l'Isle de France (Maurice), est le port commercial et militaire, alors que Bourbon (la Réunion) est la source et le potager pour le ravitaillement des navires.

Mais le 17ème siècle, c'est surtout celui de la Hollande qui débarque soudain en force, et les méthodes des fumeurs de harengs sont autrement plus directes, agressives et expéditives que celles des délicats mangeurs de grenouilles ou des faces de rosbifs, soucieux de s'implanter sur ces nouveaux territoires sur le long terme et se faire bien voir. Pour les hollandais, il ne s'agit que d'exploitation pure et de profit immédiat. Ces marchands sont des soldats, sournois et brutaux: ils parlent poudre et canon, et ne s'embarrassent d'aucuns scrupules. Ce sont eux qui ont définitivement évincé les portugais manu militari de leur solide implantation aux Moluques (grâce à un espion hollandais qui a réussi à se faire embarquer par ruse sur un vaisseau portugais pour en percer le secret de la route).

Leurs bateaux sont de véritables navires de guerre et ils n'hésitent pas à perpétrer tueries et massacres d'indigènes à la moindre contrariété. Les Moluques, c'est le coffre-fort des Indes, car c'est le seul endroit du monde où l'on trouve muscadiers et girofliers (alors que le poivre, la cardamome et la cannelle poussent en pas mal d'endroits). Ces rustres concentrent la culture des précieuses muscades et girofles sur quelques petites îles sélectionnées munies de solides forteresses et protégées par des navires-patrouilles, exécutent froidement les voleurs de plants ou d'épices, font garder leurs entrepôts de batavia par une véritable armée, font arracher tous les plants sauvages qui poussent sur les îles voisines, et brûlent même chaque année les excédents de production pour maintenir les cours à un niveau très élevé. Pour sécuriser leur route, c'est Le Cap, à la pointe de l'Afrique, qui devient leur port-escale.

Comment briser le monopole hollandais ?

Toutes ces inestimables richesses qui transitent à travers l'Océan Indien dans les cales des bateaux-marchands ne manquent pas d'attirer les convoitises. Ces navires lourds et ventrus ne peuvent se déplacer rapidement, doivent s'armer de canons, voire se faire escorter pour se défendre des pirates et corsaires, de plus en plus nombreux.

Mi 18ème, français et anglais lorgnent sur le scandaleux monopole hollandais sur les Moluques, qui dure depuis un siècle et demi. On passe facilement de guerre froide à guerre chaude entre les puissances, au gré des traités signés dans la lointaine Europe et des trahisons et ambitions des gouverneurs locaux. Ce sera Pierre Poivre qui réussira au terme de 25 ans de tentatives infructueuses à enfin ramener à l'Isle de France des graines germées et des plants de muscadiers et de girofliers, subtilisés aux Moluques au nez et à la barbe des hollandais, avec l'aide des indigènes qui haïssent leurs exploiteurs. Pour l'Angleterre, c'est Nathaniel Courthope qui deviendra le héros de la muscade. Et c'est ainsi que l'on a pu briser l'exclusivité hollandaise.


Les plantations :
début de l'exploitation coloniale …
et de la traite des noirs organisée !

Fin 18ème, début 19ème : chaises musicales. Chacun définit et consolide ses implantations, aux Indes mais aussi le long de la route. L'Angleterre souffle les Seychelles et surtout la précieuse base de Maurice à Napoléon, mais laisse la Réunion à la France. Longtemps velléitaire et hésitante entre les Indes (progressivement perdues) et Madagascar (jamais vraiment gagnée), la France se concentre finalement sur ses îles : Réunion, puis Comores.

Maintenant qu'on a réussi à avoir des plants et des semences, on essaye de planter à tout va, d'acclimater de nouvelles espèces de plantes et épices dans ces nouvelles terres tropicales, lançant ainsi de grands programmes de mise en valeur agricole de ces miettes éloignées de vastes empires coloniaux. Et pour cela, il faut déforester, défricher, enrichir, planter, récolter, laisser tomber certaines plantes (le café est vite abandonné), en essayer d'autres, dans le but de produire à moindre coût les denrées, matières premières et épices à forte valeur ajoutée, recherchées par la métropole européenne, et exclusivement réservées à l'exportation vers celle-ci.

Tout cela suppose une main-d'œuvre abondante et bon marché. Des quelques esclaves noirs embarqués en provision en route, trafiqués sur les côtes du Mozambique, achetés aux arabes à Zanzibar, ou importés en direct de Madagascar, on passe à une véritable traite qui s'organise. Les petites colonies compteront parfois jusqu'à près de 90% d'esclaves pour seulement 10% de colons… Mais c'est toute l'économie coloniale qui est fondée sur le système de la plantation esclavagiste. Surtout avec la canne à sucre, découverte par les européens en Palestine lors des croisades, et dont la culture se développe et s'intensifie à grande échelle aux Mascareignes au 19ème siècle, devenant une culture de rente.

Mais en 1817, on interdit la traite. Cependant la condition des esclaves déjà présents sur le territoire ne change pas, et de plus en plus, ils fuient les plantations pour se réfugier dans les hauts (phénomène du marronage, plaie des colons). En 1848, on abolit enfin l'esclavage. C'est la cata pour les planteurs, et les sociétés commerciales qu'ils ont constituées doivent s'organiser autrement. Car les affranchis ne veulent plus venir travailler, même contre salaire, dans les plantations de leurs anciens maîtres. On va alors créer " l'engagisme ", une sorte de CDD où l'on va chercher des villages entiers de travailleurs libres mais serviles au loin (en Inde, en Chine), pour les faire venir travailler dans de très dures conditions et les exploiter, une forme d'esclavage à peine déguisée (qui existe encore en Amérique du nord vis-à-vis des saisonniers mexicains, d'ailleurs, par exemple…). C'est ainsi qu'aujourd'hui encore, indiens et chinois sont légion aux Mascareignes, avec tout leur bagage culturel, colorant de nouvelles teintes l'incroyable mosaïque ethnique métisse qui forme la population créole actuelle. Ils ramènent aussi avec eux leurs épices les plus prisées. Par exemple le curcuma pour les indiens, qui est aujourd'hui encore produit à la Réunion. Les racines de curcuma, qui ressemblent assez aux tubercules de gingembre, donnent une fois râpées et concassées une superbe poudre jaune doré/ocre/orangé, utilisée en teinture et en médecine, mais surtout en cuisine : ce faux "safran" est obligatoire dans tout carri qui se respecte !

Fin d'une époque… dont il ne reste aujourd'hui que les parfums !

Fin 19ème pourtant, avec le percement et l'inauguration du canal de Suez en 1869, l'ancienne route des épices via le cap de Bonne Espérance tombe en désuétude du jour au lendemain, et par conséquent toutes les îles du sud de l'Océan Indien perdent d'un coup leur position stratégique d'escale sur la route des Indes. La découverte et le développement de l'industrie du sucre à partir des betteraves en Europe, ainsi que la généralisation des cultures de rente dans d'autres régions du globe, achèveront de les reléguer au rôle ingrat de figurants exotiques, témoins négligeables d'un passé colonial révolu (ah, époque glorieuse où le monde entier se les disputait…). Ce n'est qu'à la fin du 20ème siècle, grâce au tourisme, qu'elles arriveront à trouver une nouvelle voie de développement et source de richesse (enfin certaines, pas toutes…).

Mais en cherchant bien, il reste des traces de ce passé glorieux. Et ces traces sont justement surtout des parfums, des effluves, ces saveurs et couleurs qui avaient fasciné l'Europe du Moyen-âge… Aujourd'hui encore, les champs de canne à sucre dominent dans les paysages de Maurice et la Réunion, et l'on en hume les délicieuses odeurs de jus chaud quand on passe à côté d'une sucrerie ou d'une rhumerie… Il reste encore aussi beaucoup de grands cocotiers bien alignés, survivants d'anciennes plantations depuis lors abandonnées, pour exploiter le coprah et fabriquer de l'huile de coco, des savons, des cordes avec les fibres (et du punch coco !)

Il n'y a plus guère dans le jardin des pamplemousses à Maurice que quelques canneliers (dont on montre l'odorante écorce), girofliers et muscadiers (la noix est en fait le noyau du fruit, qui ressemble à une grosse bibasse jaune), juste prétextes à raconter l'épopée de l'intendant Poivre, mais ces cultures ont été abandonnées dans l'île il y a bien longtemps. C'est aux Comores que le parfum de la girofle est le plus présent aujourd'hui, avec Zanzibar (et l'Indonésie d'origine). Quasiment tous les comoriens arrondissent leurs fins de mois en cueillant sur les girofliers les précieux bourgeons de fleurs juste avant leur éclosion, quand ils sont entre le vert et le rose. Il les trient, puis les mettent à sécher dehors au soleil, bien étalés sur de grands bouts de tissus posés à même la route. Durant toute la saison des girofles, il faut habilement slalomer sur les routes pour éviter de rouler sur les étalages et d'écraser les précieux petits clous en train de sécher et brunir… mais quelle puissante et fabuleuse odeur, c'est absolument indissociable des Comores ! (et un des rares bons souvenirs que j'en garderai !).

La vanille aussi, seule orchidée à produire un fruit comestible, a été implantée avec bonheur dans la région, et on retrouve son arôme dans moult préparations locales (dont le fameux et traître "rhum arrangé" !). Elle est originaire du Mexique, elle : les Aztèques en parfumaient leur chocolat (avec aussi du poivre et du piment !) et c'est Cortès qui avait envoyé les premières gousses en Espagne. Mais en l'absence d'équivalent local des des petites abeilles mexicaines qui transportaient le pollen sur les pistils, on n'avait jamais réussi malgré de nombreux essais à produire des gousses ailleurs. Or en 1841, un esclave réunionnais du nom d'Edmond Albius découvre un procédé simple de fécondation artificielle (il gagnera l'affranchissement et la postérité en remerciement de cette fabuleuse découverte). Car une fois les gousses cueillies, ébouillantées, triées, séchées au soleil, puis séchées dans l'ombre des caisses, la vanille est très demandée et rapporte une fortune ! Et même si depuis l'on sait produire de la vanilline de synthèse, la vanille naturelle reste une denrée précieuse et recherchée. Aujourd'hui encore, 1500 tonnes sont produites par an dans le monde, dont 1250 tonnes à Madagascar, 160 tonnes aux Comores, 30 à la Réunion (la vanille-Bourbon, censée être la meilleure), les autres pays producteurs étant négligeables. Or chaque année, plus de 50 tonnes de poudre de vanille sont achetées par la seule société Coca-Cola, si si, car la formule originale et intouchable de la fameuse boisson brune contient 0,0001% de vanille naturelle, ou quelquechose comme ça, ce qui semble très peu, mais largement compensé par le volume de consommation dans le monde entier !

Il y a aussi les essences. Et surtout, surtout : l'ylang ylang. Il a beau sonner exotique, ce nom vous est forcément familier : il entre dans la composition de quasiment tous les parfums. L'ylang ylang est une fleur délicate, entre le vert pâle et le jaune, à 6 longs petits pétales tombants et qui pousse sur un arbre. Les arbres sont d'ailleurs taillés assez bas, et prennent alors des formes noueuses plutôt tordues, pour que même les enfants puissent récolter les fleurs quand elles sont à point. Les fleurs sont pesées, puis cuites dans de grandes bassines pendant 20 heures pour être distillées, et en extraire la précieuse essence (il faut près de 400 kg de fleurs pour faire seulement 3 litres d'essence de diverses qualités). Sur 90 tonnes produites dans le monde, plus de 80 tonnes le sont aux Comores, et précisément dans l'île d'Anjouan (sur laquelle il existe environ 900 petites distilleries artisanales !). L'île voisine (française) de Mayotte en produit également un peu ; d'ailleurs Guerlain y a racheté et relancé plusieurs plantations. Quand on sait en plus qu'il n'y a guère qu'une dizaine de gros acheteurs-parfumeurs dans le monde pour cette essence, dont 9 se trouvent en France (à Grâce), on voit qu'il s'agit d'un marché lucratif mais extrêmement serré ! Hélas les plantations d'ylang ylang demandent beaucoup de main d'œuvre, l'entretien des arbres et des alambics et très coûteux, alors des plantations entières sont abandonnées (ou coupées et remplacées par des cultures vivrières), et la qualité anjouannaise, pourtant réputée la meilleure, a tendance à se dégrader, quel dommage… Mais l'odeur puissante et entêtante des fleurs d'ylang ylang quand on passe à proximité d'un seul arbre est quelque chose d'inoubliable !

On produit encore deux autres huiles essentielles à la Réunion, en petite quantité, mais excellente qualité (car là aussi, les coûts de production, dans de rustiques alambics en cuivres, sont très élevés): l'essence de géranium, de couleur verte, obtenue à partir de la distillation des poils à la surface des feuilles (censés avoir une odeur de rose !), et l'essence de vétiver, couleur ambrée et qui sent vraiment très bon et frais, produite par la distillation des racines de la plante (une récolte pénible, à plus de 40 cm de profondeur).

Enfin voilà, c'était la grande (et longue…) histoire des épices, essences, et aromates… Aujourd'hui, grains de poivre, bâtons de cannelle, noix de muscade, et clous de girofle sont devenus monnaie ultra courante. Elles sont produites sur tous les continents ou presque, et finissent dans de petits pots de verres aseptisés au nom de Ducros, dans tous les supermarchés du coin, accessibles à tous pour trois francs six sous (enfin les quelques euros équivalents). Et évidemment, on a totalement oublié la fascination dont elles ont été la source, et ce qu'il a fallu de rêve, d'aventures, de guerres, d'obstination, de mirages et de naufrages, pour en arriver là…

Mais désormais, j'espère au moins que la prochaine fois que vous ajouterez une pincée de ces aromates et condiments dans la casserole, vous les apprécierez mieux, à leur juste valeur, en ayant une pensée pour les milliers de marchands et marins qui ont risqué leur vie et sont morts il y a quelques siècles, dans les lointaines les mers du sud, pour que vous dégustiez un bon steak au poivre avec de la purée à la muscade, et que vous vous parfumiez d'un peu d'essence de Guerlain dans les cheveux…


Virginie Drocourt
sheherazad13@yahoo.com