Chronique 43a
Mutsamudu, novembre 2002

Amères Comores...Ou comment guérir définitivement du fantasme des îles tropicales…

Après l'enfer désertique et montagneux de l'Afghanistan, on me parlait de mers du sud et de cocotiers, alors forcément, je croyais partir pour le paradis.. " Les Comores "… Je ne savais pas trop elles se situaient, mais voilà qui sonnait fort tropical et exotique… Sur le site agendadescomores.com, voici ce que l'on peut lire:

"Anjouan est une île nature très verte couverte de cocotiers, de bananiers et autres arbres et fleurs tropicaux qui donnent à l'île son nom d'île aux parfums, en particulier par ses plantations d'ylang ylang
."

Or en fait de paradis, voici que je me retrouve au purgatoire... J'aurais du me méfier, aussi : on envoie rarement des missions humanitaires au paradis… J'aurais dû me douter que la belle description de catalogue de voyage qu'on m'en avait faite devait cacher une réalité nettement moins reluisante…

Et tout d'abord, les Comores : où peuvent-elles bien se trouver ? Dans une zone tropicale, sans doute, mais à part ça ? Prenez votre Grand Atlas, ouvrez à la double-page Afrique. En bas à droite, la grande île de Madagascar. En face, sur la côte de l'Afrique orientale: le Mozambique, et juste au-dessus, la Tanzanie. Maintenant, regardez juste entre les deux, au Nord du canal du Mozambique, et voilà l'archipel des Comores : 4 petites îles presque perdues, en plein Océan Indien : la Grande-Comore, Anjouan, Mohéli et Mayotte.


Lourd héritage colonial

Je ne veux pas être rébarbative, mais un rappel du contexte historique, politique et social est un intermède absolument nécessaire pour comprendre à quel point les Comores sont un sale guêpier… C'est un peu compliqué, mais vous verrez : on ne s'ennuie pas!

Il était une fois les Comores, colonie française, comme toute cette zone d'îles au sud-ouest l'Océan Indien. Enfin pour être précis : ce fut d'abord un protectorat à la fin du 19ème siècle, qui a ensuite changé de statut pour devenir une (sous) colonie sous la dépendance de Madagascar au début du siècle, et enfin un TOM après la guerre en 1946. Et puis en 1974 il y eut un référendum auprès de la population, " au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes " : veulent-ils rester rattachés à la France, ou devenir indépendants ? En global, le vote a été largement en faveur de l'indépendance. Ceci dit, les résultats étaient très différents d'une île à l'autre : à la Grande-Comore, la population a répondu oui à l'indépendance à plus de 99%, à Anjouan et Mohéli les suffrages ont été aussi franchement en faveur de l'indépendance mais de manière un peu moins massive, et à Mayotte en revanche (colonisée depuis plus longtemps) la réponse a été largementpour rester à la France à 65%.

Du coup, Mayotte décrète qu'il fautt tenir compte des résultats par île, et non pas dans l'ensemble. Ah… De telles disparités n'étaient pas prévues (je suppose que les sondages n'étaient pas encore très sophistiqués), et du coup : dilemme, que faire ? La France tergiverse et essaie négocier une solution commune avec les deux parties, voulant ménager la chèvre et le chou. Mais saisissant leur chance au vol, les 3 îles déclarent unilatéralement leur indépendance en 1975, et prennent ultérieurement le nom de République Fédérale Islamique des Comores (chacune des îles reprenant officiellement son nom d'origine en comorien). Ce qui embarrasse la France encore davantage, d'autant que les Nations Unies reconnaissent assez vite les Comores indépendantes. Finalement, la France finit donc par entériner le fait accompli, et Mayotte reste officiellement sous administration française.

Les relations entre la France et les Comores n'ont cessé d'être ambiguës et conflictuelles depuis… Notamment parce que les Comores indépendantes n'ont jamais renoncé à récupérer Mayotte en leur giron. Encore aujourd'hui sur le drapeau national figurent 4 étoiles et 4 bandes, représentant… les 4 îles, y compris Mayotte, donc.

Par la suite évidemment, l'évolution n'a pas été la même entre Mayotte d'un côté, qui bénéficie directement de l'injection massive de fonds de l'Etat français, de son administration, son armée, sa poste, ses services sociaux, ses investissements en infrastructures de santé, d'éducation, de transport, de télécommunations, etc et la République des Comores de l'autre côté, qui certes reçoit des fonds de coopération de la France et de la Banque Mondiale, mais n'a d'autres ressources propres que ses maigrissimes exportations de matières premières, par ailleurs totalement dépendantes des cours mondiaux.

D'autant que les soubresauts politiques, la corruption généralisée et les coups d'états successifs n'ont rien arrangé. 25 coups d'Etat en 25 ans d'indépendance, très fort les Comores ! L'histoire du pays est jalonnée de renversements, prises de pouvoirs, tentatives de putsch manquées, interventions de factions militaires, débarquements de mercenaires (ceux de l'affreux Bob Dénard), coups d'états pendant le pèlerinage du président à la Mecque, même carrément assassinat de président, détournement massif de deniers publics à profit personnel familial et clanique, règlements de compte en tout genres, j'en passe et des meilleures.

Anjouan jalouse Mayotte

Gros ras-le-bol en particulier de l'île d'Anjouan, la plus ancienne et la plus peuplée, d'autant plus que Moroni, la capitale dans l'île de la Grande-Comore, ne redistribue guère les fonds reçus, et fait de la rétention manifeste à l'égard des deux autres îles. Anjouan commence à regretter cette miséreuse indépendance et se dire que finalement, elle aurait peut-être plutôt du faire comme Mayotte, sa voisine devenue riche. Ca énerve. Du coup en 1997, Anjouan excédée fait sécession; elle demande même son rattachement à la France -qui évidemment refuse tout net de récupérer ce boulet: trop tard les gars, 'fallait réfléchir avant… Qu'à cela ne tienne, Anjouan réitère la recette de 75, et déclare unilatéralement son indépendance. Stupeur! Moroni envoie des troupes qui débarquent à Anjouan, il y a des tirs, des bâtiments brûlés (qdont les ruines témoignent toujours à Mutsamudu aujourd'hui), même quelques morts : c'est la crise. Finalement ça se calme mais un embargo total est décrété sur Anjouan, qui refuse toujours de revenir à la république fédérale. Avec le blocus, Anjouan a tout perdu dans son acte de mutinerie. L'économie déjà chancelante achève de s'écrouler (plus de 90% de chômage et une population qui se paupérise), la situation sanitaire se détériore (une épidémie de choléra qui se déclenche), alors même que la population continue de croître dans des proportions inquiétantes (plus de 6 enfants par femmes en moyenne); c'est à ce moment-là qu'AMI y a ouvert sa mission humanitaire.

Ceci dit, la France est quand même sacrément empoisonnée avec cette histoire de Mayotte et Anjouan, qui demeure une sale épine dans le pied, car chaque semaine ce sont des milliers de clandestins anjouanais qui s'entassent à 25 dans des "kwassa-kwassas" (les frêles pirogues traditionnelles) prévus pour 8 personnes maxi et reconvertis en boat-peoples pour tenter la traversée hasardeuse des quelque 60 km de haute mer pour atteindre les côtes de Mayotte, qui représente l'eldorado, "le rêve français", l'espoir d'une vie meilleure, baignée d'euros facilement gagnés. La plupart débarquent à Mayotte malgré les garde-côtes qui patrouillent autour de la barrière de corail pour les arrêter et les refouler, mais on ne sait au juste combien de barques coulent en mer, laissant autant de noyés inconnus… Nous aussi, on a notre Cuba! D'autant que Mayotte va passer prochainement du statut de "collectivité territoriale" à celui de DOM, ce qui concrêtement veut dire, en plus des allocations familiales et du SMIC, instauration également du RMI, de l'argent à ne rien faire : l'aubaine, de quoi attirer les foules sans le sou! On pourrait adapter à la sauce anjouanaise le fameux mot d'un ancien président du Mexique : "pauvre Anjouan, si loin d'Allah, si près de Mayotte"; ça résume bien la situation… (nota: " pauvre Mexique, si loin de Dieu, si près des Etats-Unis ")

Aujourd'hui, on estime tout de même que plus d'un tiers de la population de Mayotte sont des immigrés clandestins anjouanais : c'est énorme évidemment, et ils font ainsi de parfaits boucs émissaires… Mais cet exode massif et dangereux est-il une fatalité ? Quand on voit les sommes hallucinantes investies par la France à Mayotte, forcément l'écart abyssal avec Anjouan (dont les côtes sont visibles à l'œil nu par temps dégagé) n'est pas tolérable -ni pour les uns ni pour les autres… Et pourtant… Notre chère mère patrie ne porte-t-elle pas une part de responsabilité certaine dans la paupérisation des Comores en général, et d'Anjouan en particulier?… Car en fait, l'origine de tous les malheurs des Comores n'est-elle pas finalement d'avoir effectivement définitivement séparé le sort de Mayotte de celui du reste de l'archipel, alors que c'est une absurdité géographique et que Mayotte étant l'île avec le plus fort potentiel, on privait dès le départ les jeunes Comores indépendantes de leur plus fort atout, peut-être même leur unique chance de salut?… Ca donne à réfléchir…

Les quatres îles, sœurs ennemies

Bref, avec la pression internationale (et française), Anjouan et Grande-Comore ont fini par faire semblant de se mettre d'accord, et un nouveau cadre a été créé "l'Union des Comores", dont la constitution n'est toujours pas approuvée, et demeure donc essentiellement lettre morte sur le terrain (le referendum et les élections ne cessent d'être repoussées, et toute la politique de "réconciliation nationale" s'enlise dans de vils conflits de compétence).

Qu'ils soient pour des raisons politiques ou économiques, les ressentiments sont donc féroces entre les îles. Mais à vrai dire, si tout cela se ressent encore quotidiennement, c'est aussi parce que cela se greffait sur des rivalités, jalousies et autres bisbilles qui existaient déjà depuis longtemps…

En fait, ils se détestent copieusement les uns les autres. Ils sont insulaires avant tout, et se sentent comoriens comme les corses se sentent français… Ils cultivent moult préjugés, rancoeurs et mépris les uns envers les autres, en répandant les clichés pourtant galvaudés: les Grands-comoriens sont des corrompus, les Anjouanais sont fiers comme des coqs, les Mohéliens sont des glandeurs, et les Mahorais d'ingrats parvenus… Alors comment espérer un jour les fédérer autour de la notion d'un intérêt supérieur commun ?

Pas grand chose à faire…

A la base, les îles elles-mêmes sont très différentes les unes des autres, géographiquement et culturellement, et du coup la vie quotidienne, les rapports sociaux et l'expérience comorienne en général, n'ont rien à voir selon que l'on est basé dans l'une ou dans l'autre des îles :

  • Mohéli (Mwali) est la plus petite des îles, très peu peuplée, donc négligée, celle que l'on ignore systématiquement, qui compte pour du beurre. Mais du coup c'est aussi la plus authentique, la plus africaine. C'est un environnement naturel (les tortues, les baleines), la culture tribale bantoue y est encore enracinée, avec par exemple le "tamtam djinn" au son des bongos (séance de désenvoûtement), le wadaha (danses africaines), les costumes traditionnels, la terre rouge, les cases en feuilles de cocotiers. C'est certes rudimentaire, mais on y trouve un sentiment de retour à la nature, de dépaysement total, de plongée culturelle dans l'âme de l'Afrique noire.
  • La Grande-Comore (Ngazidja) est la plus développée. A Moroni, il y a des centaines de mouzoungous, les blancs. Il y a des plages de sable blanc, même un club de plongée, des petites régates de voiliers, et des tas de soirées petits fours et punch à l'ambassade ou dans les soirées privées des uns et des autres. On peut même trouver du pâté et des cornichons dans les magasins. On peut ne pas aimer cette vie beaucoup trop "expat" et guère intégrée (et c'est mon cas), mais au moins on a le confort, on rencontre du monde, il y a de quoi s'occuper les week-ends…
  • Et enfin Anjouan (Ndzuani): en fait, c'est bâtard entre les deux, avec les avantages ni de l'une ni de l'autre. Elle est urbanisée mais pas développée. Pas d'électricité régulière, un environnement et surtout des rivages massacrés, une pollution sans pareille. Très peu de produits d'importation, ou alors il faut les commander spécialement de Mayotte pour le mois suivant et c'est hors de prix. On a vite fait le tour des 20 expatriés qui sont basés ici, dont la moitié sont à l'autre bout de l'île, et les trois quarts sont en couple voire même avec bébé. Mais surtout on a l'impression qu'il ne reste pas grand chose de la culture comorienne d'origine. C'est peut-être parce que je suis basée à Mutsamudu en capitale, mais la majorité de la population me semble aculturée, ayant perdu son âme, oublié les traditions qui sont leur identité et font leur charme.

Anjouan est quand même un désert culturel; il faut bien le dire. Passée la saison des grands mariages, qu'est-ce qui attire les foules? Les matchs de foot ou de basket improvisés un peu partout dès qu'il y a un peu d'espace, ou les reproductions locales en plein air d'émissions populaires de la télé française comme "questions pour un champion" et "star académie" dans le stade de Mutsamudu… Pas la gloire… Alors effectivement il y a une Alliance Française dont le directeur se démène comme un diable pour essayer désespérement d'attirer du monde à son unique événement mensuel, pièce de théâtre ou concert, ou à ses projections vidéo. Mais hélas il n'y a jamais que deux pelés et trois tondus, le pauvre, et nos encouragements sont loin d'être suffisants… Il y a bien aussi deux échopes de musique à Mutsamudu, mais qui ne vendent que des CD gravés généralement pas lisibles sur nos ordinateurs portables, et encore n'a-t-on même pas réussi à trouver une copie du CD de Maalesh, pourtant le chanteur comorien de très loin le meilleur et le plus connu (mais il est de la Grande-Comore. On a du l'acheter -en copie- directement à Mayotte). Quand aux jeunes de la vingtaine, la seule activité qui les excite est le fameux "ranastam", la boîte du samedi soir, mais pour une "mouzounguette", il est vite intenable de se retrouver de suite coincée entre 5 mâles en rut qui se frottent en dansant le mapuka le plus torride de la planète! Bref, on tourne vite en rond, et on se dit que finalement, un minimum de culture et de civilisation nous manque…

Vous avez dit plages ?

Ah, certes, il y a bien l'océan, les bananiers et les cocotiers. Et quand on regarde l'horizon, on voit la belle ligne bleue de la mer. En ça, on ne m'a pas menti. Sur la photo, c'est magnifique. Mais il y a beaucoup d'omissions…

Baissez un peu les yeux vers les rives, et c'est là que le rêve se transforme en cauchemar : les plages ? Quelles plages? Ca fait belle lurette qu'il n'y en a plus… Il y avait du sable (noir, volcanique) à l'origine, sans doute, dans un lointain passé… mais il n'en reste plus guère. Ben non : aussi ahurissant que cela paraisse, toute l'île -et ça fait du monde!- est venu allègrement se servir pour en faire du ciment pour construire les murs de sa maison. Du mauvais ciment, d'ailleurs, que l'on retrouve partout en ville, noir, qui s'effrite, devient vite tout vermoulu. Alors sur les squelettes de plages, ne restent que de gros rochers pointus, pas encore érodés, et de la caillasse noire, guère utilisable.

La barrière de corail a été massacrée : à marée basse, c'est un lit de corail mort, comme de grandes plaques de béton, tout verdi d'algues gluantes. Comment sont-ils tous morts ? Peut-être un peu de pêche à la dynamite. Sans doute le pillage pour en faire de la chaux pour couvrir les murs ; c'est moins cher que d'acheter de la peinture importée, non ? Ou encore certainement la pollution : étouffés sous les sacs plastique…

Car voilà la triste vérité : il n'y a strictement aucun traitement des déchets à Anjouan. Rien. Même pas de ramassage des ordures ménagères, pourtant service de base s'il en est ! Pour plus de 250,000 âmes que compte l'île, un quart de million de personnes, tout de même. Alors ils balancent tout dehors, dans les rues, sur le bord de routes, dans le lit des rivières (qu'on ne voit même plus : ce sont désormais des litsd'ordures) et surtout, comme c'est pratique de tout jeter à la mer… Chez nous, on a essayé d'instaurer un système de double-poubelle : une pour les périssables et papiers à brûler, une autre pour les plastiques non bio-dégradables. Mais le gars qu'on paye pour venir ramasser les poubelles les regroupe ensemble au vidage, et quand il y en a trop, jette simplement le surplus au fond du jardin, au grand plaisir des chats sauvages et des biquettes; y'a vraiment rien à faire…

Les rivages sont de vraies décharges, si si, littéralement : bouteilles, canettes, cartons, ordures, sacs plastique, ferraille, bidons, même les carcasses de voitures… Tout y passe ! Beark. A marée haute, c'est immergé ou ça flotte, on le voit presque moins. A marée basse, les poules, les chiens errants et les zébus envahissent la plage pour fouiner de quoi grignoter dans les déchets. Et les petits gamins tout nus aussi, qui y trouvent toujours de quoi faire joujou… A cela il faut ajouter l'odeur, puissante, pestilentielle, qui émane des bords de mer. On doit s'y faire, hélas, en tout cas ici ça ne dérange personne, mais quand on revient à Mutsamudu après quelques jours dans une île voisine, en remontant le boulevard des caelacanthes -la grande corniche qui longe la mer-, je frise à chaque fois l'apoplexie en regrettant presque de ne point avoir de masque à gaz…

Ah oui, la mer est chaude, certes, à 28 degrés… mais l'on n'a guère envie de s'y baigner, vous comprenez pourquoi… D'autant que nous sommes tout de même en pays ultra-macho africain, doublé d'une culture musulmane : il y a partout des mecs qui matent (même si c'est loin d'être aussi oppressant qu'au Pakistan, ils sont moins frustrés ici, mais enfin, on a moult scrupules à se mettre en maillot de bain et exposer ses blanches chairs à la voracité des libido comoriennes…). Guère d'exposition des gambettes donc, et tant pis pour le bronzage…

Mutsamudu, capitale de l'île d'Anjouan

Fondée au 13è siècle par les chiraziens. Comme Domoni, l'ancienne capitale de l'autre côté de l'île. La vieille ville a des allures d'une petite cité arabe, sans doute. Cette medinah est un entrelacs labyrinthique de ruelles étroites, aux murs blanchis à la chaux (de corail), mais noirs d'humidité et du mauvais ciment de sable, usé et rongé, qui se décrépit à vue d'œil. Les rues sont étroites, sombres, mal ventilées, humides, étouffantes, et les fenêtres sont clôturées de barres de fer : plutôt peu engageant ! Voire même carrément glauque, dès que le jour tombe. Et pourtant, dans la journée quand un peu de soleil perce entre les murs, quand tous les commerçants essaient de tuer le temps assis sur le pas de leur porte, et dans l'effervescence du dimanche matin quand les femmes reviennent du marché, une balade à l'improviste dans la medinah est pleine de charme. Quelques minarets émergent du cloaque, mais on ne peut les voir du sol : on ne les découvre presque que de la citadelle, en haut de la petite montagne qui domine la ville, construite par les sultans il y a moins de 2 siècles. Car l'aristocratie d'Anjouan avait bâti sa fortune sur le trafic d'esclaves originaires des côtes orientales de l'Afrique -trafic direct ou indirect. Une belle muraille crenelée, aujourd'hui envahie par les grandes herbes hélas -car qui se soucie de patrimoine ici ?-, où il reste encore pourtant de très belles pièces de canon, certainement récupérées sur des navires, encore pointées vers la mer. Et curieusement, aussi bien des canons frappés du Lys de France que de la couronne britannique… Des opportunistes, assurément…

Autre élément caractéristique : l'agglutinement des bangas, petites cases à pièce unique, faites de 6 panneaux de feuilles de cocotiers tressées. Elles se multiplient et s'empilent de manière totalement anarchique dans les jardins, les ruines et par-dessus les toits des baraques de béton. Régulièrement, en saison sèche, elles flambent en moins que rien. On entend alors soudain un énorme brouhaha, comme une grande clameur entrecoupée de cris, pour prévenir de l'incendie. Toute la populace des environs se rameute et se mobilise, pour jeter de misérables et vains seaux d'eau et tâcher d'éteindre les immenses flammes avant que ça n'embrase tout le quartier… Et en quelques secondes, il ne reste plus rien que quelques braises et débris calcinés par terre, que tout le voisinage désolé regarde avec la détresse de ceux qui ont tout perdu, ou avec un soulagement imbibé d'angoisse : la prochaine fois, ce sera peut-être eux… "Tu es poussière, et tu retourneras poussière"…

La nuit tombe tôt : il fait nuit noire à 18h30. Aucun éclairage public évidemment : il n'y a pas une seule lumière dans les rues, sauf les 3 grands lampadaires du port industriel (et encore, seulement quand il y a un bateau à décharger). Et durant la nuit, jamais de courant : l'électricité est coupée à minuit et rétablie (en principe) à 8h du matin. Ou parfois 10 heures. Autant dire que pas grand chose ne se conserve dans le frigo, déconnecté toutes les nuits… Par ailleurs, comme les 3 vieilles centrales hydro-électriques qui alimentent l'île sont trop anciennes, pas maintenues et incapables de couvrir la demande, il y a régulièrement "délestage", quartier par quartier. Ca veut dire coupure inopinée de l'électricité vers 17 heures -toujours sans préavis, surprise!- au lieu des minuit habituels. Or en ce moment, la production a du encore être affaiblie, car c'est presque un jour sur trois ! Soirée galère alors, à la lueur de 2 malheureuses bougies, et donc vite écourtée… Chaque matin, nous sommes réveillés à l'aube par le jour et surtout par les affreux cocoricos désespérés des bestiaux malingres et déplumés du poulailler voisin, qui s'égosillent misérablement. Même les boules Quiès ne parviennent pas à adoucir ces cris, quel réveil abominable ! Enfin, douche froide (l'eau chaude n'existe pas; il faudrait soi-même aller chauffer des casseroles au gaz et se les verser dessus, mais bah, on a la flemme). Et encore, quand il y a de l'eau… Régulièrement, ce n'est qu'un mince filet, voire rien du tout. Il n'y a plus qu'à espérer que ça reviendra dans la journée… Maudites Comores !

Ethnicité et insularité

Une grosse déception : malgré la diversité de ses origines, la population comorienne est en fait très peu métissée. Ils ont pourtant du sang arabe, persan, africain, européen, indien, malais, indonésien, toutes les couleurs et ethnies autour de l'Océan indien. Je m'attendais donc à voir de superbes beaux métis de tous les tons et nuances du chocolat au double-crème… Mais en fait, rien du tout : ils sont quand même très noirs, il faut bien le dire: la dominante africaine est flagrante. Les ancêtres arabes et chiraziens sont bien lointains, même si certains revendiquent encore leur lignage, et les indiens par exemple ne se sont guère mélangés aux autres, même s'ils sont musulmans aussi. Finalement, à de rares exceptions près, les comoriens sont peut-être bien faits, mais tout de même pas très beaux. Quel dommage…

Une autre particularité que je ne soupçonnais pas du tout et à laquelle j'ai énormément de mal à me faire : c'est cette insularité. Inéluctable, comme une damnation. On ne se rend pas du tout compte à quel point le fait de vivre sur une île joue sur le caractère, la société, la culture, la vie quotidienne des habitants. Anjouan est une toute petite île, finalement. Tout le monde se connaît… et à plus ou moins haut degré, tout le monde est cousin ! C'est un gros village, tout se sait tout de suite, les rumeurs se propagent comme un filet de poudre (le téléphone arabe n'est pas fiction du tout!). Alors surtout quand on est "mouzoungou", pensez bien que tout le monde sait tout de suite qui on est, et ce qu'on fait. Ce qui peut avoir un côté sympa aussi, parfois. On est vite connu et populaire, tout le monde vous reconnaît et vous dit bonjour en vous croisant dans la rue. Mais de vie privée : zéro… Toute la ville, pour ne pas dire toute lîle, sait ce que vous avez fait la veille, avec qui vous étiez, quelle route vous avez prise, où vous avez dîné, etc… Ca peut être très étouffant !

On ne peut tout de même pas dire qu'on se sent dans une prison, mais enfin, il n'y a aucune échapatoire… Pas tant qu'on irait bien plus loin non plus, même si on était sur le continent, mais psychologiquement, tout de même, on est coincé dans les limites de l'île : un vaste océan vous entoure, les transports sont aléatoires, et on peut de fait se sentir fort isolé… C'est parfois lourd, angoissant. Dire que la plupart des expatriés viennent ici pour des projets de développement de 2 à 3 ans… 4 mois me semblent déjà largement suffisants! En tout cas, j'ai réalisé que je ne pourrais pas vivre longtemps sur une petite île, je craquerais vite par oppression, par sentiment de limites forcées et manque d'horizons. J'ai besoin de savoir qu'il y a de l'espace autour, une sorte de liberté territoriale, même si elle n'est que théorique, potentielle, virtuelle. Donc : aux oubliettes ce vieux fantasme de vivre un jour retirée dans une île sous les topiques… J'aurai au moins appris ça ! J'ai trop besoin d'espace, de liberté… et de société !

Rester zen au travail…

Nos quinze employés locaux sont également une source d'exploration sans fin des limites de ma patience… A quelques rares exceptions près (et encore, je crois que tous tirent sur la corde à leur manière, à plus ou moins haut degré…), c'est surtout une sacrée bande de bras cassés, avec un énorme poil dans la main, et qui prend un peu trop facilement ses aises, dès qu'on relâche un peu l'attention : toujours à tester nos limites en se disant que ça va passer, en prenant l'air surpris et offensé du "c'est pas moi" ou celui, naïf et contris, du "pas fait exprès", même quand surpris en flagrant délit… Ils se font volontiers passer pour plus bêtes qu'ils ne sont réellement, quand ils ont quelquechose à y gagner, ou plutôt à se faire pardonner... "C'est pas moi ! C'est pas ma faute !" ou bien au mieux : "oops, ah oui, je suis désolé, je ne recommencerai plus". Toujours avec le sourire. Bon allez, on pardonne pour cette fois. Tu parles, dès le lendemain… Innocents, mais insidieux ! Et en tout cas, sont toujours à essayer d'avoir le bras quand on leur offre le doigt, mine de rien, sans avoir l'air d'y toucher… Chaque jour grignoter un peu plus, jusqu'à ce qu'il faille vraiment taper du poing sur la table… Comment faire des professionnels efficaces de ces tire-au-flancs?

Avisez plutôt quelques exemples en vrac: Mariama notre cuisinière oublie systématiquement ses clefs de la maison et crie pour qu'on lui ouvre alors qu'on est encore en train de dormir (" j'ai oublié… "). Elle ne sait toujours pas laver une salle de bain malgré nos démonstrations répétées, et bousille systématiquement tous les vêtements en les lavant à l'eau froide (par flemme de la chauffer) et frottant le tissu comme une dingue. Une fois, elle est carrément partie de la maison pour faire les courses en laissant tout ouvert et confiant les clefs au jardinier du quartier à qui l'on donne une indemnité chaque mois (Ahurissant ! Heureusement qu'il est honnête !)… Zaina, cuisinière de l'autre maison, pique des crises de rage inopinées et refuse de rendre les comptes. Du coup, elle n'écoute pas, crie plus fort, part en claquant la porte, persuadée que jamais on ne la renverra car il n'y a pas meilleure cuisinière qu'elle dans toute l'île (2 avertissements). Hassane le gardien de jour "oublie" de venir travailler quelquefois. Il passe son temps à prendre des douches pendant ses heures de permanence, et comme par hasard était juste sorti faire une course rapide à chaque fois que quelqu'un arrive l'après-midi au bureau ("je suis juste allé vendre mes girofles au marché"). Alors quand il a fait une boulette et qu'il se fait gronder (on ne peut s'empêcher d'utiliser ce vocabulaire) il se plie par terre en gémissant et caresse les pieds de son interlocuteur pour se faire pardonner ; déconcertant la première fois, mais on reconnaît vite son cinéma pour ne pas y céder ! Un jour il a même justifié son absence en disant simplement en clignant de l'œil à un autre employé qu'il " faisait l'amour avec quelqu'un ". Renvoi immédiat, qui nous a valu des heures et des heures de scènes de larmes, de rage, d'apitoiement… Moussa, le gardien de nuit, nous raconte ses malheurs sentimentaux tous les soirs en prenant du service, et envoie son frère de 12 ans le remplacer un week-end qu'il avait autre chose à faire… Quelquefois le soir, pendant qu'on travaille encore sur ordinateur, il s'asseoit à un autre écran et joue à un jeu vidéo de foot installé par je-ne-sais-quel précedent expat sur la bécane… Anliya le chauffeur est quelqu'un d'appliqué mais parfois un peu simplet : il vient reposer 4 fois la question à chaque course demandée, et encore faut-il 3 fois le renvoyer faire refaire la facture correctement. De Giro, chauffeur à Mohéli, on apprend deux semaines après qu'il est parti en vacances en désignant un pote de promo comme remplaçant, et comme finalement à son retour il décide de démissionner, il prend sur lui tout seul de le former pour reprendre son poste et conduire la voiture à sa place, toujours sans même en référer à la base ! Abdourahmane, le plus respectable, a quand même fait tout un voyage en avion de retour de Mohéli avec un énorme mérou en bagage à mains, dans un sac plastique sur les genoux (sous prétexte que c'est moins cher qu'à Anjouan) -merci pour les voisins de vol…

Ah vraiment, quelle équipe de loulous sales gosses! Ils abusent ! En tant qu'administratrice, je passe mon temps à poser des questions, faire des contrôles, donner des explications, faire la morale, justifier, faire des rappels, des mises en garde, des avertissements… C'est frustrant au quotidien, et usant de toujours avoir à répéter les mêmes choses, faire la police; et forcément tenir le sale rôle de rabat-joie… Surtout quand on sait qu'effectivement, on ne trouvera pas mieux de toute façon ; la notion d'efficacité au travail n'est simplement pas la même que la nôtre, sous ces latitudes australes… Bon, on se console en se disant qu'au moins, ils sont sincèrement gentils, souriants, honnêtes, dévoués, et pleins de bonnes intentions ; qualités déjà appréciables, non ? (soupir résigné…)

Dangereux, les anjouanais ?
Pas le moins du monde…

Leurs véritables crimes : indifférence et passivité Sur le site officiel du ministère des affaires étrangères diplomatie.gouv.fr on lit dans la rubrique sécurité sur les Comores: "il est déconseillé aux touristes et voyageurs de se rendre sur l'île d'Anjouan où la liberté d'aller et venir est aléatoire". Sachez que ce n'est pas vrai du tout; on se déplace tout à fait librement à Anjouan. Et malgré les évènements politiques récents, il n'y a absolument aucune tension apparente ni agressivité. Au contraire, on aime plutôt les français, ici… Aucune crainte à avoir niveau sécurité, donc. C'est totalement sûr, on peut se promener sans problème dans les rues même le soir (enfin tout de même pas dans la medinah plongée dans l'obscurité; mais c'est plus par risque de se perdre !).

Il y a bien des rumeurs récurrentes de coup d'Etat, de soulèvements, de rebellion, et il arrive qu'une rumeur plus consistante nous incite à être plus prudents pendant quelques jours, à limiter les sorties et déplacements. On a même quelquefois entendu des tirs et rafales de kalachnikov isolés en pleine nuit, vers 4h du matin avant même la première prière du muezzin, ou ce qui sonne comme un tir de mortier (à moins que ce ne soit simplement une noix de coco qui tombe sur un toit en tôle). Mais finalement, radio-mosquée ne diffuse que des fausses alertes, et il ne se passe jamais rien -au pire, on apprend juste le lendemain que le gouvernement a été légèrement modifié. Et de toute façon, quand bien même, il ne s'agirait que de règlements de compte entre politiques, et pas orienté contre le menu peuple ni les mouzoungous (sauf si vous avez un look de mercenaire, ce qu'il faut naturellement savoir éviter…).

En tout cas, pas de vols de voiture ni guère de gros crimes: c'est une île, où les voleurs pourraient-ils s'enfuir? Les plus grands crimes sont plutôt du côté de la corruption des politiques… Ceci dit il est vrai que les anjouanais parlent volontiers politique: tout le monde a toujours des avis éclairés à donner et des idées, requêtes et griefs à exprimer. Mais c'est plus de la politique de cuisine, histoire d'avoir quelqu'un à blâmer pour la chute dramatique des cours de la girofle cette année -car au fond ils ont tous un peu de toute façon le sentiment de se faire manipuler… Et tout doit toujours être la faute de quelqu'un d'autre; c'est tellement plus confortable de se poser en victime sans chercher jamais à se regarder dans la glace et faire sa propre auto-critique (mea culpa, connais pas!)

Mais leur plus grande faute, c'est d'être devenus fatalistes. Ils ne croient guère en leur système, n'ont aucune confiance en leur classe politique, ni en l'avenir de leur pays, à vrai dire. Ils ont perdu leurs illusions, et depuis ont sombré dans l'indifférence et l'apathie. Même ceux qui sont éduqués et ont les moyens -car il y en a-, qui pourraient monter des business et faire bouger les choses, ne le font pas, car ça ne servirait rien, tout risquerait d'être fichu par terre au premier coup d'état, alors pourquoi même gaspiller son énergie ?…

Les anjouanais se plaignent que les investisseurs n'arrivent pas, malgré la main d'œuvre abondante et les bas salaires qui devraient les allécher. Guère étonnant : il n'y a pas d'infrastructures, et ils ont peur de l'instabilité chronique… Mais il y a aussi autre chose : très rares sont les tentatives de dynamisation, même purement locales, et alors elles ne sont pas soutenues. Quand quelques rares entrepreneurs téméraires un peu cow-boys (qu'ils soient comoriens ou mouzoungous) lancent une idée ou une affaire nouvelle et que ça marche, au lieu de saluer l'initiative, reconnaître la bonne idée, encourager l'audacieux, s'arranger avec lui, s'associer et faire du business, au contraire on lui met des bâtons dans les roues et on va tout faire pour le contrarier et le faire abandonner, pour de viles raisons de principe, d'étiquette, de jalousie… On a vu ainsi le cas d'un restau, d'une boîte d'import-transit maritime, et celui d'un système de carte téléphonique pour appeler à l'étranger à prix réduit. On les contraint à fermer boutique devant l'adversité, quand bien même tout le monde en aurait bénéficié…

Même la jeunesse dorée éduquée à l'étranger a tendance à sombrer dans l'indolence et l'indifférence ambiante. Après leurs diplômes, ils reviennent vivre et travailler à Anjouan (souvent dans le business familial), mais ne cherchent pas à valoriser leur potentiel. Ils pensent au jour le jour, ne se projettent pas dans l'avenir, sont incapables de voir plus grand, plus loin, et ne font donc rien pour changer les choses. Même nous dans l'humanitaire qui sommes censés être ici pour les aider, vu les freins et la mauvaise volonté manifeste qu'on rencontre partout, on se demande franchement pourquoi on est là, à quoi ça sert de les aider, s'ils ne s'aident pas un peu aussi eux-mêmes, s'il n'y a aucune conscience ni motivation? C'est décourageant…

Cette île avait tout pour devenir un petit paradis -il n'y a qu'à voir Mayotte et Nosy-Bé juste à côté, qui ont su valoriser leurs atouts -plages, barrière de corail, lagon, artisanat, gastronomie, etc- pour attirer notamment les dollars du business et du tourisme… Mais Anjouan n'est devenue qu'un dépotoir, surpeuplée, condamnée au marasme, avec personne qui n'a vraiment les moyens, la volonté ni l'envie de faire quoi que ce soit pour sortir de cette impasse. Et on ne voit guère comment la situation pourrait évoluer dans un avenir proche…

C'est déprimant. Quel énorme gâchis, vraiment !

La température a brusquement monté ces derniers jours. Le kashkazy se réveille, le vent annonciateur de la saison des pluies. Et demain commence le ramadan. Période pénible, où tout le monde est encore plus flemmard et fumiste qu'à l'accoutumée. Plus irritable aussi. J'en profite pour fuir en vacances pendant 15 jours… vers les VRAIES plages des mers du sud, celles de l'île Maurice, qui ont su être préservées…

Virginie Drocourt
sheherazad13@yahoo.com