Il était
une fois deux jeunes gens pleins d'enthousiasme, qui venaient de passer
plus d'un an de dur labeur volontaire pour aider leur prochain moins chanceux,
dans un environnement naturel sublime mais des conditions fort rudes.
La fin de leur mission venue, ils voulurent profiter de l'avantage relatif
de leur statut d'humanitaire dans la région pour finir agréablement leur
séjour, en découvrant pour leurs seuls loisir et curiosité culturelle
cet orient mythique sous un jour plus plaisant.
Les civilisations de l'Asie centrale furent aussi grandioses dans le passé
qu'elles sont médiocres et enlisées de nos jours… et il faut tout de même
une imagination certaine pour évoquer aujourd'hui ce à quoi devaient ressembler
ces terres arrides il y a quelques siècles, aux temps d'Alexandre le Grand,
Omar Khayyam, Ibn e Sina dit Avicenne, Hafiz et Firdoussi, Genghis Khan,
Tamerlan, Babour, et les autres…
Qui a lu les Mille et Unes Nuits, Samarcande ou les Rubbaiyat a forcément,
tapie dans son inconscient, la vision romantique de cet orient musulman
fantastique où évoluaient Haroun-al-Rachid, Aladin, Sindbad et Shéhérazade,
un monde certes violent et sans merci mais aussi magnifique et raffiné,
plein de chevaux et de panache, de bon vin et de volupté, de pâtisseries
au miel et de lourds bijoux, de tapis et de coupoles, peuplé de voiles
et de génies, et des villes comme Bagdad, Shiraz, Hérat et Samarcande,
sur les routes des caravanes et de la soie, restent entourées d'une fascinante
aura de légende et de mystère. Et quelquepart, il faut bien avouer que
tout cela n'était point étranger à l'attirance et la venue de nos deux
jeunes gens en ces contrées, pourtant semble-t-il oubliées d'Allah depuis
lors...
Direction donc : le Turkestan, vaste zone au Nord de l'Afghanistan, au
sud de la Russie, à l'Est du Caucase et l'Ouest de la Chine. " Miss Virginie
" et " mister Théophane ", dits Virgo et Tourfan, se retrouvèrent d'abord
à Mazar-e-Sharif, la grande mosquée bleue qui abrite le mausolée du vénéré
Ali -gendre et héritier malheureux du Prophète- constituant le point de
départ de leur expédition, sur les traces hypothétiques d'un lointain
et glorieux passé…
L'ancienne
Balkh, capitale de la Bactriane
Tout près
de Mazar, qui s'est construite plus tard à l'écart de ses ruines, gisent
les restes de la mythique Balkh, dite "la mère des villes", âgée de plusieurs
millénaires. Alexandre le Grand, appelé localement Sikander, épousa ici
Roxane -et oui, comme la dulcinée de Cyrano-, en même temps qu'il y maria
tous ses officiers. Dans son aveugle fureur conquérante, Genghis Khan
a hélas rasé la ville au 13ème siècle, et de l'autrefois large et florissante
cité ne restent plus aujourd'hui que l'arche monumentale d'une porte de
la ville et un magnifique mausolée au dôme cannelé tout de majolique turquoise.
En repartant, tourisme new look oblige, on tombe sur des soldats américains
-en escorte armée- en train de négocier des copies de lampes à huile style
Aladin et de pièces du temps d'Alexandre toutes vermoulues -ou peut-être
sont-ce des vraies finalement, qui sait ? On a effectivement retrouvé
dans la région un des plus grands stocks de monnaies de l'époque; ça a
certainement du être pillé aussi dans les conflits… Les énormes remparts
de terre avec tours de guet ne sont plus qu'un ramassis de boue et de
briques effondrées, encadrant un terrain vague… dans lequel nous avons
quand même pu, en archéologues pirates, nous remplir les poches de tessons
de céramique de tous les tons de bleu, vert et jaune, probablement pas
aussi anciens, mais parfaitement assortis aux couleurs de la mosquée bleue.
Ca pourra toujours entrer dans la composition d'une précieuse petite table
en mosaïque, par exemple…
De
l'Oxiane a la Transoxiane: traversée de l'Amou Darya
La légendaire
lenteur de l'administration ouzbèke à délivrer les visas nécessaires nous
obligea à attendre encore quelques jours, réfugiés à l'intérieur, tapis
dans l'ombre, à l'abri de la chaleur de plomb du torride cagnard des steppes.
Enfin, nous récupérons nos passeports, munis d'un splendide visa ouzbek
avec hologramme, rutilant comme le visa américain ! Nous partons dès le
lendemain matin. Une grosse heure de traversée de la steppe, vers le grand
Nord. C'est le désert, plat, rocailleux, infini. Juste quelques turbans
perdus avec 2 ou 3 ânes qui ramassent des broussailles au milieu de rien,
d'où peuvent-ils bien sortir ? Nous passons des camps abandonnés, où des
centaines de milliers de réfugiés fuyant les combats et la sécheresse
étaient regroupés encore l'été dernier, puis se sont évaporés durant l'hiver.
Ne restent que quelques pans de murs de terre à moitié écroulés, et des
rangées de latrines portant encore le logo du HCR ; curieux d'ailleurs
que les bâches de plastique bleu n'aient pas été embarquées… Nous croisons
aussi quelques caravanes de dromadaires (sont-ce là vraiment ces fameux
" chameaux de Bactriane " ? Ils ne payent guère de mine !). On a tout
de même bien fait de se faire accompagner en 4x4, car quelques dunes commencent
déjà à déborder sur le bitume… Drôle de route d'ailleurs, que cette voie
qui fut celle de la coopération intéressée, puis l'invasion et enfin la
déroute de l'armée soviétique. Témoins lugubres, des restes de " compounds
" militaires, des barbelés, réservoirs, et de nombreuses carcasses de
tanks, éparses, à demi enfouies, même du matériel de transmission rouillé,
abandonné là, à la merci du sable et du vent: ambiance post-apocalypse...
On nous laisse enfin devant un grand portail entouré de barbelés : fin
de la route. Le treillis du checkpoint examine soigneusement nos passeports,
nous ouvre lentement le portail et nous accompagne dans le bâtiment qui
tient lieu de poste-frontière. Enfilade de pièces, totalement vides, mais
qui viennent tout juste d'être repeintes dans un vert criard d'un goût
douteux. 5 ou 6 uniformes semblent attendre là à ne pas savoir comment
tuer le temps. Ce sont des tadjiks de Kaboul, ce qui permet à Théo de
converser un peu en dari pendant qu'on retourne nos passeports sous tous
les angles. " C'est bon, vous pouvez passer ". Et nous voici dehors, de
l'autre côté du bâtiment, devant le mythique " pont de l'amitié " qui
enjambe le fleuve Amou-Darya, censé symboliser l'amitié entre les peuples
-quelle hypocrisie !-, et qui a pourtant vu tant de troupes et chars défiler.
Il a été miné et fermé pendant des lustres, et vient à peine d'etre réouvert
il y a seulement quelques semaines… Peu nombreux ont été les " touristes
" qui ont pu le franchir ! Moment d'émotion tout de même…
Comment décrire ce pont ? Rien du grandiose auquel on aurait pu s'attendre…
Une structure de ferraille, une construction à la Eiffel, peinte en blanc,
mais toute rouillée. Assez large, avec des rails au milieu (qui viennent
du Nord mais s'arrêtent juste de l'autre côté du pont, à la frontière
afghane…). Les rives sont infâmes, et le fleuve est aussi large, boueux
et bouillonnant que le Mississipi. On ne peut traverser les 2 kilomètres
de ce pont qu'à pieds, en portant nos bagages sur le dos, et nous arrêtant
à chacun des 3 check posts, où il faut à chaque fois montrer patte blanche.
Manifestement, le fait d'être français plaît au premier ouzbek que nous
rencontrons, un sous-off qui tente de faire la conversation et montrer
sa culture, en cherchant dans sa mémoire tout ce que la France lui évoque,
et que je recopie ici tel quel, dans l'ordre : " Bonjour… Aaah, France
!... Paris !... Eiffel... Belmondo ! Patricia Kaas… Alain Delon… ". Et
voilà en résumé à quoi se résume le rayonnement de la France à l'étranger…
Pas si mal quand même, finalement, pour un trouffion ouzbek en faction
au bout du monde, sur une route où personne ne s'aventure (nous serons
probablement leurs seuls clients de la journée !)…
Mais ce n'est pas parce que nous avons posé le pied sur la terre ferme
de l'autre rive que nous sommes rendus pour autant! Un militaire nous
fait signe qu'il faut passer dans la cabane " Hygiene control ". Houlà,
qu'est-ce qui nous attend là-dedans? Un grand portrait de Karimov, le
tyran totalitaire local, et dessous une femme jeune mais plutôt genre
brute taillée dans le roc, engoncée dans une blouse blanche molletonnée
et satinée, avec une toque bleue sur la tête, et les lèvres découvrant
ses dents de devant toutes en or -à faire peur ! Elle remplit juste le
registre, et nous remet dehors. Nous croisons plus loin une grosse employée
russe blonde, sans complexe, maquillée à outrance, avec jupe sous le genou,
que nous ne pouvons nous empêcher de suivre du regard. Nous ne sommes
définitivement plus en Afghanistan !
L'officier commis aux passeports à l'entrée ricane et chantonne, tout
en gardant nos passeports pendant près d'une heure, ce qui commence à
devenir irritant… Viennent ensuite les douanes. Formulaire à remplir,
il faut y déclarer tout l'argent que nous convoyons, enfin surtout les
dollars américains et les sums ouzbeks, car ils se contrefichent de nos
roupies pakistanaises et de nos afghanis dostomy. On arrive à frauder
un peu sur les montants, on ne va quand même pas déclarer notre marge
de sécu, soigneusement planquée ! Encore des registres, des numéros, des
signatures, et passage de tous nos bagages au rayon laser -wow, ils sont
bien équipés, ici !
Et voilà, c'est tamponné, c'est par là ! Par là ? Mais où ? La route continue,
certes, au milieu de nulle part, entourée de barbelés à travers champs,
avec rien d'autre à l'horizon que l'herbe qui verdoie et la route qui
poudroie… Sans doute y aura-t-il une esplanade, un arrêt de bus plus loin,
un parking où se trouvera le correspondant censé venir nous accueillir
? Et nous voilà à marcher en plein soleil avec nos gros sacs sur le dos,
à peiner comme des bêtes sur plusieurs kilomètres, en maudissant le cagnard,
sans voir le bout de nos peines. Enfin nous arrivons, épuisés, à ce qui
semble être la sortie de la zone militaire. Et là, deux quidams en treillis,
l'air pas commode et ne parlant que l'ouzbek, sont incapables de nous
renseigner le moins du monde. Personne qui nous attende ou nous recherche
en tout cas. Tout ce qu'on sait, c'est que la ville-même de Termez est
encore à près de 10 km…
Coup de bol, deux personnes nous abordent soudain, un anglais et un allemand,
eux aussi sur le carreau car la personne qui devait les attendre ne s'est
pas présentée non plus : ils proposent qu'on essaye à 4 de négocier avec
un local venu par chance en voiture déposer quelqu'un juste à ce moment-là,
pour qu'il nous conduise jusqu'à la ville (contre monnaie sonnante et
trébuchante, bien sur). Encore une veine qu'une voiture ait surgi là !
Aslam, notre sauveur anglais, parle ouzbek et peut donc se charger des
négociations. Il a vécu 5 ans au Liban et vit maintenant à Khiva, dans
le Nord de l'Ouzbekistan, depuis 3 ans et demi, pour essayer d'y développer
le tourisme. " May your road be white " nous dit-il en nous quittant !
Et voilà, non sans mal, nous sommes enfin arrivés à Termez. Les femmes
ne portent plus de burkas, ni même de voile, mais un simple foulard qui
couvre les cheveux, noué derrière le chignon. Les hommes portent tous
le même petit chapeau en coton piqué kaki et brodé blanc, légèrement gonflé
sur le haut, comme un champignon ou plutôt une petite coupole de minaret
sur la tete… La bonne nouvelle est qu'une majorité d'autochtones parle
le tadjik, très proche du dari afghan, ce qui permet des échanges minimaux
(l'anglais, le français, ou le grec ancien n'étant ici d'aucune utilité
-sauf pour déchiffrer le cyrillique- et notre connaissance du russe totalement
nulle).
Samarcande-la-grandiose,
en terre Sogdiane
Plus d'une
heure de palabres pour trouver un taxi qui accepte de nous conduire jusqu'à
Samarcande pour un prix décent. Et encore est-ce un " Daewo Tico " antique,
plus petit que la smart, si si, avec un chauffeur qui ne parle que l'ouzbek,
et lache le volant pour faire des deux mains un geste de prière à chaque
fois qu'on passe devant un cimetière (jet d'adrénaline garanti !). Plus
de 5 heures de route pour rejoindre Samarcande, au milieu de paysages
de montagnes rouges assez proches de ceux de leur grand voisin du sud,
si ce n'étaient les statues et monuments post-modernes soviétiques à la
gloire du travailleur, ainsi que l'excellente route goudronnée, bordée
de poteaux électriques, de bornes et de panneaux de signalisation routière
-toutes choses inexistantes côté afghan ! Ayant abandonné très tôt tout
effort de conversation, nous découvrons également le rock ouzbek et la
pop russe, en lieu et place des sirupeuses mélopées indiennes auxquelles
nous étions habitués (pas sûr qu'on y gagne au change !).
Nouveau check-post. Examen minutieux de nos passeports. Tous les étrangers
sont ici suspicieux, et plutôt pas les bienvenus. Toutefois, le visage
de l'officier s'éclaire : " France ? " et il se met à rigoler : " Sénégal,
hé hé... Zidane no, France kaput ! ", rappelant par là l'humiliante défaite
de la France au dernier match de la coupe du monde, il y a seulement quelques
jours. Et oui, c'est venu jusqu'ici, et en tout cas, cette défaite assure
notre popularité auprès de l'officier, tant mieux ! Théo cherche dans
le guide comment dire " aurevoir " en ouzbek, ce à quoi il nous répond
par un hilare " hasta la vista ! ". Eh bien si tous les militaires sont
cool comme ça, ce n'est pas si terrible que ça, finalement, comme dictature…
Il s'avère que le chauffeur de taxi ne connaît pas Samarcande et il refuse
de s'y engager. Il veut nous lacher à 15 bornes de là, au bord de la route,
près d'un village. On essaie de parlementer en vain, et heureusement,
un sympathique local bourru et moustachu qui se trouvait là et que l'on
avait essayé d'embaucher comme interprête propose de nous y amener lui-même
dans son mini-van. Bon, on n'a guère le choix, et nous faisons donc confiance
à cet être providentiel, qui propose même de nous inviter chez lui ; c'est
sympa dans l'idée mais pas forcément en pratique, donc non, merci, vraiment,
on préfère aller à l'hotel à Samarcande…
Samarcande, enfin… La ville mythique par excellence. Nous trouvons tout
de suite une pension à touristes familiale dans une petite ruelle calme,
certes décorée ultra-kitsch flambant neuf, mais très propre, et surtout
à deux pas du Registan, ce qui nous permet tout de suite d'aller admirer
de près cette merveille des merveilles, à peine entrevue de la voiture
en passant… Le Registan est une grande place entourée de 3 medersas monumentales.
Les portiques sont gigantesques, on se sent vraiment infiniment petit
au pied de ces entrées colossales, majestueuses, encadrées chacune de
deux hauts minarets. Immense, énorme, imposant, magnifique ! Nous les
découvrons aux derniers rayons du soleil, qui se reflètent sur les millions
de petits carreaux de mosaïques qui recouvrent les façades, les minarets
et les dômes bleus ventrus des mosquées nichées à l'intérieur. C'est absolument
époustouflant ! Et d'autant plus quand deux heures plus tard, le ventre
plein de schachlyks, on repasse à nouveau de nuit devant la grand place
et qu'on la trouve toute illuminée, prise dans les passions d'un fabuleux
son et lumière, ça alors, avec les commentaires d'une grosse voix grave
et suave qui nous évoque grandeur nature (et en russe !) l'épopée du grand
Tamerlan aux 14 et 15ème siècles et de son petit-fils Ulug Bek empereur-astronome
éclairé… Les medersas sont jaune, orange, rouge, durant les combats et
les heures de gloire, puis vertes aux lendemains de défaite, les minarets
sont illuminés de bleu ; même si on ne comprend rien au texte, c'est grandiose,
à couper le souffle -Bravo les soviets, quand même ! Il y a pourtant à
peine deux clampans qui profitent du spectacle : on est là presque tout
seuls, bouche bée, devant cette merveille de raffinement dont le seul
nom nous a tellement fait rêver… Dire que ce matin encore on était en
Afghanistan, c'est fou !… Durant nos 3 jours à Samarcande, on passera
des heures entières sur ces bancs, face au Registan, à toute heure du
jour, à admirer les reflets changeants du soleil et le jeu des ombres
et lumières sur les majoliques, tout au long de la journée. Ah, si Monet
avait voyagé jusqu'ici ! Car c'est comme pour les Pyramides : aucun grand
angle ne pourra jamais rendre la beauté imposante et majestueuse du Registan…
Des monuments, il y en a plein d'autres à Samarcande. L'impressionnante
mosquée de Bibi Khanum par exemple : selon la légende cette épouse chinoise
l'aurait offerte en cadeau-surprise à Tamerlan pour son retour de campagne
(sympa !), avec ses sublimes coupoles cannelées couvertes de mosaïques
turquoise (ça a mal tourné d'ailleurs, Tamerlan-le-jaloux croyant du coup
que sa femme avait une liaison avec l'architecte en chef. Pas reconnaissant,
le Timur-Lang !…). Elle était presque totalement effondrée et depuis des
années, l'UNESCO la restaure pour lui rendre sa grandeur passée. Mais
en fait, sortis des quelques grands monuments à visite obligée, tous de
cette même lointaine époque des Lumières d'ailleurs, la Samarcande d'aujourd'hui
est carrément décevante et n'a pas grand intérêt. C'est une grande ville
à la russe, aux larges boulevards, au plan en damier, aux immeubles de
béton sans âme (l'inévitable hotel Intourist est un chef d'œuvre de style
HLM stalinien le plus pur !), qui tâche de survivre sur son glorieux passé
(on nous distribue encore de vieilles brochures touristiques délavées
de l'agence soviétique Intourist, avec texte en quatre langues dont le
français, datant d'il y a plus de 20 ans, et où l'on lit qu'elle incluait
dans ses tours une obligatoire visite à la manufacture de porcelaine et
l'institut national d'études de l'élevage des moutons karakuls…).
Venant d'Afghanistan, ce qui nous frappe dans cette culture pourtant à
grande majorité musulmane (même s'il s'agit de musulmans qu'on ne voit
guère prier et qui boivent allègrement bière et vodka), c'est le contraste
entre les générations chez les femmes: les mamies ouzbèkes au look Daxon
traditionnel (robe/blouse/chemise de nuit longue et large à grosses fleurs
ou grosses rayures, sur pantalon large, avec foulard pudique) côtoient
librement dans la rue les jeunes teenageuses sans complexes, en jupe courte
ou jean ultra-moulant, petit haut à bretelles et nombril à l'air… Ce qui
ne semble déranger ni les unes ni les autres, d'ailleurs. Nous en revanche,
on avait oublié ! Dur de ne pas loucher sur ces fesses moulées et ces
épaules nues… Et dire que je n'ai comme vêtements que mes fripes pakistanaises
aux normes afghanes! Je me sens rétrograde et décalée! Enfin cette liberté
ne s'est pas gagnée sans douleur du jour au lendemain. Au début des années
20, il y eut la " révolte des voiles " à Boukhara (sous l'influence communiste
qui prônait l'égalité hommes-femmes) : les femmes ont défilé, jeté et
brûlé leur voile sur la voie publique pour clamer leur émancipation, mais
dans la semaine qui a suivi, plusieurs milliers de ces femmes ont été
purement et simplement assassinées, impunément, par leurs propres frères
ou maris, pour laver l'humiliation de s'être ainsi découvertes en public…
Bouleversifiant! Mais c'était trop tôt, l'évolution des mentalités est
laborieuse : ça a pris deux générations de plus. Mais la liberté est indéniablement
là aujourd'hui. On ne peut que saluer ce progrès apporté par le communisme…En
tout cas, pas de doute : le dentier en or est définitivement à la mode
: toutes les femmes, même jeunes, arborent fièrement leur sourire de métal
doré comme une rivière de diamants. Dur dur de voir ça comme un bijou
séduisant… Quant aux petites filles, c'est un croisement entre poupée
Barbie et œuf de Pâques, toutes de tulle, dentelle blanche et rubans roses…
La bouffe est une catastrophe, mais on nous avait prévenus. Nous avons
été fermes : jamais de " plof "! Ne rigolez pas, ça ne se roule pas sous
les aisselles, et pourtant, si si, c'est le vrai nom ! Le plof est le
plat traditionnel, que l'on sert partout comme plat du jour : l'équivalent
ouzbek du pilaf indien, du palao afghan, en plus gras encore et plus mauvais,
si c'est imaginable : du mauvais riz qui baigne dans l'huile la plus abominable
qui soit : l'huile de coton. C'est orange fluo, infâme, ça écoeure rien
qu'à regarder ! Heureusement, il y a les schachlyks ! Excellentes petites
brochettes de kebab grillé: deux morceaux de viande, un morceau de gras
au milieu. On nous regarde comme des imbéciles ignares à chaque fois qu'on
demande s'il y a du mouton : " m'enfin bien sûr que non, il fait bien
trop chaud pour le mouton, il ne faut surtout pas en manger quand il fait
chaud ! " (Ah bon ? Ca alors ! Autant pour les côtelettes d'agneau grillées
aux herbes de Provence, des barbecues de nos étés français…). On ne trouvera
effectivement que du bœuf, bah… Et avec ça, l'immanquable salade tomates-concombres
recouverte d'oignons, et une couronne de nân (grosse galette de pain rond)
aux grains de pavot. D'ailleurs c'est assez marrant de voir dans les rues
ces mamies dépenaillées pousser leurs brouettes ou landaus remplis de
pains à ras bord, les frotter énergiquement avec du tissu imbibé d'huile
pour les faire bien briller, et se précipiter sur tous les passants pour
leur vendre leur pain, le plus gros, le plus moelleux, le plus doré, le
plus brillant ! La guerre du nân… Et la concurrence marche, il est très
bon ! Enfin en dessert, bonheur : les esquimaux ! Alors ça, c'est fabuleux
! Les Ouzbeks sont experts et très gros consommateurs de bâtonnets de
glace plus crèmeux et sophistiqués les uns que les autres : ce petit luxe
de produit de consommation qu'on s'accorde chaque soir avec gourmandise
reste un plaisir inégalé ! En digestif, petit verre de vodka locale (réputée
rendre aveugle), servie par une bonne ouzbèke femelle aux formes généreuses
et au décolleté plongeant, qui s'applique à bien se pencher à chaque passage
devant Théo (qui prétend n'avoir rien remarqué ! Et mon œil !)…
Boukhara-la-divine
6 heures
de route pour rejoindre Boukhara, dans un vieux car allemand rouillé des
années 40 ou 50 recyclé dans ces lointaines contrées (dont on se demande
comment il peut encore rouler). La campagne ouzbèke est décidément très
moche, défigurée par les pipelines de gaz : les tuyaux d'épaisseurs diverses
longent la route à 10 cm de hauteur, plongent dans la terre, ressortent
plus loin dans le champ, contournent en hauteur les routes et les portes,
traversent les ruisseaux ; on dirait ce fameux motif d'économiseur Microsoft…
Le saviez-vous : Boukhara est toute petite, mais c'est pourtant la cinquième
ville sainte de l'Islam après La Mecque, Médine, Jérusalem et Hébron…
Nous la découvrons pour la première fois de nuit, en nous promenant dans
les ruelles à peine éclairées, et c'est magique ! C'est une ville rose,
toute de briques, un peu comme Toulouse, mais plutôt aux allures d'une
petite Venise orientale, toute propre, toute mignonne, charmante, impeccable…
Autant Samarcande est une grande ville, faite de monuments gigantesques,
grandioses, imposants, autant Boukhara au contraire est un adorable gros
village médiéval, à taille humaine, on tombe tout de suite sous le charme
! C'est une ville-musée, une ville de rêve, la cité des mille et une nuits
telle qu'on l'imagine, comme dans Aladin, une succession de ruelles tortueuses,
innombrables arcades, coupoles, canaux, ponts, dômes, minarets, bassins,
voûtes, mosquées (il y en a plus de 360 : une par rue!), des medersas
tellement nombreuses que certaines sont rénovées et lustrées comme neuves
et d'autres abandonnées, aux mosaïques abîmées, parfois même tombant en
désuétude, envahies par les arbres et les herbes folles, ce qui ajoute
au charme romantique surtout quand on peut explorer les presque-ruines
et monter les volées d'escaliers branlants, crapahuter autour les coupoles
à demi effondrées, marcher entre les petits dômes de briques…
On y trouve d'ailleurs le minaret de Kalian, le plus haut d'Asie Centrale,
magnifique tour de briques ouvragée du 12ème siècle, qui domine la ville,
à près de 50 mètres, tellement impressionnante que même le redutable Genghis
Khan, qui a décidément tout détruit sur son passage, a bien voulu l'épargner…
pour notre plus grand bonheur, car il eût été dommage de ne point goûter
ce panorama exceptionnel sur les coupoles bleues qui émergent de la ligne
d'horizon de Boukhara : mosquées, médersas, minarets avoisinants et toits
de terre à l'infini (même pour l'outrageux prix d'entrée, in-négociable,
extorqué aux touristes par les autorités ouzbèkes !). Souvenir impérissable…
même si l'on frissonne encore en songeant que jusqu'à la fin du siècle
dernier, les émirs faisaient précipiter de son sommet les condamnés à
mort et les femmes infidèles...
A Boukhara, tout est un peu plus cher, mais tellement plus beau ! Quel
bonheur sans fin pour les yeux de faire les échoppes de tapis et broderies
dans les galeries sous arcades médiévales, et dans les cours intérieures
d'anciennes médersas reconverties dans le commerce… On y trouve toute
sorte d'artisanat traditionnel. Des tapis surtout, magnifiques, à dominante
rouge sombre, spécialité locale avec les célèbres motifs en " patte d'éléphant
" dont chaque variante est l'apanage de l'une des 11 tribus séculaires
de feu le khanat de Boukhara (aujourd'hui à cheval entre l'Ouzbekistan
et le Turkménistan). Mais aussi des tchapanes en ikat de soie sauvage,
des peintures miniatures de style moghol, de grandes nappes et tours-de-porte
décoratifs brodés à la main, des foulards de soie... Un luthier qui nous
montre un curieux instrument à cordes de sa fabrication, sorte de petite
guitare au manche très long avec une toute petite caisse en bois d'abricotier
et de mûrier, incrusté de nacre, et une peau de poisson-chat tendue… Un
forgeron qui fait des bougeoirs et couteaux est le 3ème artisan à nous
parler de Rueil-Malmaison, quand nous lui disons que nous sommes de France
-ça finit quand même par nous intriguer : cette ville de banlieue a décidément
un rayonnement insoupçonné en Asie Centrale ! Il nous sort alors le "
bulletin de la société historique de Rueil-Malmaison " où nous apprenons
effectivement que la ville est jumelée avec Boukhara, et qu'une délégation
a même fait le voyage jusqu'ici pour faire connaître l'artisanat local
(et où accessoirement, il nous exhibe fièrement sa photo)… Ca alors, pourquoi
une ville médiévale aussi importante, charmante, historique, ancienne
capitale de royaume (le célèbre et puissant khanat de Boukhara), touristique,
voire mythique, au carrefour des anciennes grandes voies caravanières,
plaque tournante du commerce entre des continents, ainsi que l'est Boukhara
a-t-elle bien pu s'abaisser à se jumeler avec une ville aussi insignifiante
et dépourvue de symbole que Rueil ?… N'aurait-ce pas du plutût etre une
cité d'histoire et d'envergure similaire, je ne sais pas, Lyon, Constantinople,
ou Venise, par exemple?
Boukhara vit normalement du tourisme. Surtout du tourisme culturel des
personnes âgées, aisées, en voyage de groupe organisé. Essentiellement
des français d'ailleurs. Les sacs-à-dos sans le sou comme nous, c'est
moins fréquent, et nettement moins rentable. Mais depuis le 11 septembre,
c'est la misère : la fréquentation touristique des pays voisins de l'Afghanistan,
en zone musulmane, est évidemment tombée en chute libre, quasiment réduite
à néant. Ce qui nous arrange bien, d'un certain côté, car il est plus
facile alors de faire tomber les prix. Mais du coup on a très vite été
repérés, et au bout de 3 jours, tous les commerçants de Boukhara nous
connaissaient et nous hélaient dans la rue par notre prénom ! Les marchands
ne déplorant aucune recette depuis 9 mois, ils ne manquent pas de gémir
et nous faire subir un véritable harcèlement commercial pour nous faire
entrer dans leur échoppe et étaler toute leur arrière-boutique. Autant
dire que nous sommes devenus très vite experts en artisanat ouzbek ! Mais
il est assez lourd d'entendre systématiquement dénigrer sans complexe
l'honnêteté des collègues et voisins ou la qualité de leurs marchandises,
puis les pseudo-félicitations amères et rancunières quand on nous revoit
passer les bras pleins de souvenirs achetés chez d'autres… Un peu plus
et il faudrait s'excuser ! Ben oui, finalement, désolés, on a trouvé mieux
ailleurs. Sur le visage de tous les commerçants éconduits, on lit le regard
envieux et l'insinuation à peine voilée qu'on vient par notre traîtrise
de condamner à la famine une famille de 20 personnes… Pénible, cette culpabilisation
!
Un jour, nous avons passé par curiosité une ancienne porte avec une discrète
plaque " hammam du 16ème siècle", pour demander si, par hasard, on pouvait
visiter ? Une femme de ménage nous a expliqué que c'était fermé, mais
qu'il s'agissait en fait d'un restaurant ouvert seulement pour le souper
(alors que rien ne l'indiquait à l'extérieur), effectivement installé
dans un ancien hammam. Un soir donc, nous décidons de tester l'endroit,
ne serait-ce que pour en découvrir le cadre. On nous fait descendre quelques
marches pour arriver au sous-sol, et là stupeur : nous arrivons dans un
véritable palais souterrain aux pièces qui semblent se succéder sans fin!
Un vrai labyrinthe : une bonne douzaine de pièces voûtées, rectangles
ou octogonales, de tailles diverses, communiquant entre elles par de petits
couloirs bordés d'arcades, de porches, de niches, de voûtes, d'arcs brisés,
avec bancs de pierre sur les côtés. Les murs sont tous couverts de majoliques
turquoise et bleu marine, motifs géométriques et frises d'entrelacs tous
différents, et au centre de chaque pièce est un dôme de briques rouges
avec un petit trou en son milieu, tout en haut, qui permettait à la vapeur
de s'évacuer. Le tout à peine éclairé, comme par des torches accrochées
au mur. L'ensemble est magnifiquement restauré, meublé très simplement
avec l'artisanat local du meilleur goût et de la plus belle qualité :
des tapis les plus riches et fins que nous ayons vus, des expositions
entières de bols de céramique peinte traditionnelle, c'est absolument
somptueux, nous en sommes bouche bée, gambadant dans le dédale d'une pièce
à l'autre, tout excités et totalement émerveillés !
Nous sommes les seuls clients, c'est incroyable ! Il n'y avait qu'un menu
fixe avec le plat du jour, qui était plutôt quelconque, mais peu importe
: nous étions moelleusement installés comme des pachas, étalés sur des
coussins de fil doré, à s'esbaubir sans fin devant tant de luxe, dans
ce cadre absolument féérique… Manquait juste la danse du ventre et des
voiles (que je n'ai pas osé exécuter) pour se croire totalement emporté
dans le monde d'Haroun-al-Rachid et Shéhérazade… C'est comme un endroit
dont on a toujours rêvé, absolument inoubliable ! Comment ce restaurant
n'est-il pas plus publicisé, il devrait être plein à craquer tous les
soirs, ce genre de lieu n'est-il pas le parfait rêve oriental de tout
touriste occidental, le cadre idéal de tout banquet, fête, célébration
? Le serveur nous apprend que le restaurant appartient en fait à l'Etat
qui s'en fout, ne cherchant manifestement pas du tout à en tirer quoi
que ce soit : lui-même comme le cuisinier sont des fonctionnaires, payés
la même somme qu'il y ait des clients ou non, alors pourquoi se fatiguer,
ça ne ferait que les faire travailler plus ? C'est ahurissant, un patrimoine
pareil, ce pourrait être une telle ressource ! Quel gâchis de laisser
ça dormir à l'insu de tous!!! Je suis sincèrement émue d'avoir découvert
cette véritable antique perle rare, mais ça me brise le cœur de la savoir
si cachée et méprisée, alors qu'elle devrait etre cajolée et adulée…
Portraits
attachants
Errer à l'improviste
dans les ruelles de Boukhara est l'occasion de moult rencontres originales
et inattendues, avec des quidams toujours enclins à parler et se raconter.
Nous avons été invités (après de longues heures de négociation pendant
deux jours pour finalement acheter un très beau mais très cher tapis,
tout de même!) au domicile du seul résident afghan qui demeure encore
à Boukhara (à ses dires). Ancien journaliste, Ibrahim a fui Kaboul il
y a 11 ans, au moment de la guerre civile, une partie de sa famille est
partie vers l'Inde et lui vers l'Ouzbekistan. Mais il n'a jamais revu
Kaboul depuis, ni ceux de sa famille qui y sont restés. Il est tout ému
et émoustillé de nous en entendre parler, presque la larme à l'œil quand
il nous demande encore de décrire et raconter, mais pourtant, il refuse
catégoriquement l'idée d'y retourner : " je ne pourrais pas revoir ma
ville détruite, ça me ferait trop mal ". Il a refait sa vie ici, marié
avec une ouzbèke dont il a même un fils, et s'est reconverti dans le business
des tapis avec succès, puisqu'il a même deux filiales : un magasin à Londres
et un autre à Montmartre tenu par son cousin (toujours des affaires de
famille !). Il nous a invités dans sa demeure, assis sur des coussins
et tapis dans la cour intérieure (à vendre, d'ailleurs, voyez celui-ci
comme il est beau…). Enfin on s'attendait tout de même au traditionnel
copieux plat de palao afghan et on avait jeûné en prévision, alors quelle
déception quand il ne nous a finalement offert que du thé vert et des
amandes ! La maison est située en plein centre de la vieille ville, dans
l'ancien quartier juif de Boukhara, qui fut un foyer actif mais désormais
déserté par la communauté, qui a fui vers l'Amérique ou Israël dès que
l'Ouzbekistan est devenu indépendant. Mais quelquepart, c'est encore le
quartier des " pestiférés " ; même s'il a très bien réussi, il reste un
exilé, un réfugié, un immigré, qui ne sera jamais totalement intégré à
la société locale. Il dit lui-même souffrir énormément du mépris, de la
jalousie, la médisance, l'opprobe, voire la haine dont il fait l'objet
de la part de ses collègues marchands de tapis ouzbeks…
Le plus incroyable était son salon: une pièce immense, très haute de plafond,
avec d'anciennes très belles poutres sculptées, et les murs intégralement
couverts de stuc ouvragé peint de motifs et arabesques à couleurs vives,
ne ressemblant à rien de ce que l'on a pu voir dans la région. Et surtout,
en plein milieu, au-dessus d'une porte, une énorme étoile de David bleue.
Stupeur ! Dans le salon de réception d'un musulman, c'est pour le moins
inattendu et surprenant ! Nous réalisons qu'il s'agit en fait d'une ancienne
synagogue. Comme les soviétiques avaient autorisé une seule synagogue
sur la bonne centaine qui essaimait jadis le quartier, la plupart ont
été fermées et ont du être transformées en maisons privées. Et seul un
autre paria a pu ainsi accepter de vivre dans un tel endroit, et surtout,
même musulman, de le conserver dans son éclat original ! (la perspective
d'en faire peut-être un jour une ressource touristique n'y étant sans
doute pas étrangère non plus…). En tout cas, c'est vraiment exceptionnel,
et nous sommes bien ravis de cette opportunité unique d'avoir pu admirer
l'intérieur d'une si belle ancienne synagogue (alors que l'on ne peut
rien soupçonner de l'extérieur vu la porte d'entrée quelconque et crasseuse)…
Nous repartirons avec une cassette d'Ahmad Shah, un célèbre chanteur afghan,
et une lettre à remettre à son frère de Kaboul qu'il n'a pas revu depuis
plus de 10 ans, et pleins de pensées et de réflexion sur ces curieux destins
d'hommes, des diverses diasporas…
Nous avons aussi longuement discuté avec Randy, un sympathique homosexuel
américain (le premier specimen jamais rencontré par Théo, qui en verra
bien d'autres dans les mois à venir !) originaire de Pennsylvanie, qui
a décidé de tout plaquer et changer de vie : il vit désormais depuis 4
ans à Shamlyk, au Kazakhstan voisin, à travailler dans une librairie et
enseigner l'anglais. Et puis une espiègle petite fille ouzbèke, étonnante,
qui doit avoir 10 ou 12 ans, petite marchande d'allumettes rigolote et
obstinée, stationnée devant la grande mosquée. Elle et ses deux sœurs
harcèlent le touriste, en ayant toujours de quoi discuter et argumenter
quelle que soit la langue de leur proie : tadjik, russe, français, anglais,
espagnol… Rencontré également un iranien qui tient échoppe près de la
forteresse : il est ancien acteur et nous évoque son admiration pour Gérard
Philippe… Urin Boy enfin est un sacré un numéro : ce vieil ouzbek rigolard
de 52 ans nous parle en vrac d'Alexandre Dumas, des 3 mousquetaires, de
Romain Rolland, et de sa solution universelle pour arrêter les guerres
dans le monde. Il nous montre même la lettre qu'il a écrite en anglais
à Kofi Annan et à toutes les ambassades, qui recommande d'abandonner immédiatement
toutes les religions, sources de tous nos maux, et qu'il a signée " Eve
Adam Urin Sun ", un pacifiste illuminé qui nous a tout de même bien fait
rire… Afzal, enfin, est un jeune ouzbek d'à peine 30 ans. En tant que
prof de français à l'université, il gagne à peine 15 à 25 $ par mois.
Alors pour arrondir ses fins de mois, il accompagne des groupes de touristes,
quand il y en a… Il fait actuellement ses dossiers pour venir faire un
3ème cycle de gestion franco-russe en France. Plus tard, dans banlieue
de la ville où nous étions égarés à la recherche d'une mosquée perdue,
nous sommes tombés sur une charmante petite médersa, qui à notre surprise
était encore active : devant notre embarras, la mère supérieure de cette
école (coranique) de jeunes filles portant toutes le voile nous a invités
à la visiter avec plaisir, tout en répondant à toutes nos questions, ce
qui est sans doute chose rare ! La vaste cour carrée est entourée de toutes
petites salles de classe, avec quelques bancs, un tableau, et aux murs
l'immanquable portrait de Karimov mais aussi la table de Mendeleev…
Vraiment, quelle drôle de société pleine de contradictions est l'Ouzbekistan
d'aujourd'hui ! Mais si nous avons pu rencontrer ces gens, discuter avec
eux, et partager un tout petit peu de leur histoire et leur intimité,
ça n'est pas grâce au français, ni même à l'anglais (que personne ne parle
ni comprend), mais parce que ceux-ci parlent tadjik. Et le tadjik est
un patois de farsi (le perse, parlé en Iran), qui ressemble donc au dari,
autre version de farsi, parlée en Afghanistan (c'est un peu compliqué).
Et inch'Allah, après plus d'un an en Afghanistan, Théo se débrouille pas
mal en dari (contrairement à moi qui ne connais toujours que les mêmes
10 mots de survie appris le premier mois, mea culpa !), et il peut donc
plus ou moins tenir une conversation avec des tadjiks. Mais les tadjiks
ne représentent qu'une partie de la population d'Ouzbekistan, heureusement
pour nous pas mal représentée dans ces coins-ci, et surtout à Boukhara.
Normal donc que nous ayons trouvé les tadjiks fort sympathiques.
Les purs ouzbeks en revanche : nada. Ils sont carrément antipathiques.
Déjà, ils ont des gueules de tueurs, des sales tronches de mafieux qui
n'inspirent aucune confiance, et s'emploient manifestement à arnaquer
ou exploiter leur prochain, surtout s'il est étranger, et encore plus
s'il est touriste. Il faut payer à chaque monument, par exemple l'Ark,
la forteresse des émirs : 200 SUM pour les ouzbeks mais 1500 SUM pour
les étrangers, et encore, ça n'inclut même pas la vue panoramique sur
la ville ! Ca énerve beaucoup ! Et surtout Théo, qui n'hésite pas à le
faire bruyament savoir.... En outre, ça fait aussi craindre le pire pour
l'Afghanistan, quand le pays va s'ouvrir à nouveau au tourisme…
Il fait une chaleur de plomb, nous sommes vite assomés. On marche à l'ombre,
on boit beaucoup d'eau, et hélas, trouver des toilettes relève toujours
du parcours du combattant, qu'elles soient décentes ou pas (plutôt pas
d'ailleurs). En fin de journée, c'est le pire : la chaleur monte du sol
et vous étreint, c'est étouffant ! Heureusement qu'on trouve toujours
à Boukhara une chaykhana avec de larges bancs-matelas ou s'étaler à la
romaine, à l'ombre des énormes mûriers, où prendre un coca frais (ou un
esquimau) au bord d'un bassin aux eaux vertes, dans lesquelles se reflète
la mosquée d'en face… Charmant…
Il y a aussi dans ces contrées survivance de vieilles croyances liées
aux femmes stériles : il y a moult lieux sacrés où des gestes précis sont
censés leur assurer descendance (en Afghanistan aussi, la tradition veut
que si l'on pousse une femme stérile dans les eaux glaciales des lacs
du Band-e-Amir, Allah lui accordera des enfants). Superstitions et billevesées,
évidemment, mais enfin, on ne sait jamais… Arborant ma nouvelle robe ouzbèke
à motifs batiks traditionnels, achetée aux puces pour quelques sums le
matin-même, je n'ai pas osé ramper trois fois en public, comme il était
recommandé, sous le coran de pierre géant devant la mosquée de Bibi Khanum
à Samarcande. Mais en revanche, je suis bien passée trois fois sous le
vieux tronc mort millénaire du sanctuaire soufi du saint musulman Nakha-ud-din.
Le vieux tronc tout noueux est parfaitement poli par les dizaines de milliers
de mains qui l'ont caressé, et le moindre de ses interstices est rempli
de grains de blé, de bouts de tissus et de billets de banque furieusement
incrustés. Alors moi aussi, j'ai déchiré un bout de mon voile, et l'ai
coincé avec moult vœux dans un petit trou où j'ai pu faire un peu de place…
Inch'Allah !
Retour
rocambolesque, voire cauchemardesque : fuyons vite ces affreux ouzbeks
!
A force de
nous attarder dans l'agréable Boukhara et nous demander s'il valait la
peine de monter jusqu'à Khiva, Théo a finalement appris qu'il avait une
convocation pour la bourse Fullbright, chance ultime pour partir étudier
aux Etats-Unis, et qu'il lui fallait donc rentrer à Paris plus tôt que
prévu. Bon, ben du coup, fi de Khiva, mythique étape des caravanes au
milieu du désert, trop lointaine et d'ailleurs trop restaurée au goût
de beaucoup, au point d'en être devenue une sorte de Disneyland sans âme
ni vie. Tant pis, tout comme Merv, Hérat, Meshed, autres vieilles cités
persanes qui jalonnent l'ancienne route de la soie, ce sera un autre voyage,
une autre fois...
La route la plus courte de Boukhara pour redescendre sur Termez n'a pas
été la plus agréable. Un premier taxi, mais seulement jusqu'à mi-chemin.
Avec des arrestations multiples à des check posts en rase campagne, où
des flics véreux faisaient mine de nous faire des ennuis en examinant
nos passeports et montrant nos sacs, quand nous avons finalement compris
qu'ils ne nous laisseraient passer qu'avec un gros billet glissé dans
le passeport en bakchich. Sales ripoux corrompus ! Nous espérions attraper
un bus à la ville à mi-chemin, mais il n'y en a qu'un par jour, et il
partait le matin. Il nous faut trouver une autre voiture, mais point de
taxis aux alentours. Trouver alors un particulier qui descend à Termez,
et le convaincre de nous accepter à bord, pour un prix exorbitant. Pas
facile, nous refusons finalement le premier qui ne nous inspire aucune
confiance et semble vouloir disparaître avec nos sacs (pas envie de finir
dépouillés et largués au bord de la route non plus), et devons bien finalement
accepter un deuxième à l'air pourtant tout aussi malhonnête. Nous nous
retrouvons à 5 entassés dans le véhicule branlant pendant plus de 4 heures,
avec ces 3 grosses brutes aux gueules de KGB, qui ne parlent que l'ouzbek,
fument comme des pompiers, parlent bruyamment et mettent la radio à fond…
Insupportable trajet ; et encore craindrons-nous jusqu'au bout de ne pasêtre
menés à destination… Misérables et vulnérables petits touristes que nous
sommes, quelle proie facile !… Très désagréable, comme impression !
Termez enfin, ouf. La frontière est déjà fermée et il nous faut donc y
passer la nuit. Le soir tombe et nous ne connaissons aucun hotel, dans
cette ville sans âme qui ne semble même pas avoir de centre… On demande
à être laissés devant Intourist, il y en a forcément un ! Mais le chauffeur
refuse notre argent pourtant négocié, demande plus, Théo s'énerve (" Comment
! Tu oses arnaquer un frère musulman ! "), les autres se chauffent, le
ton monte, appel à témoins, menaces, on veut même en venir aux mains,
holà, doucement ! Un gars d'Intourist vient à la rescousse pour aider
à la traduction, les insultes fusent, il faut retenir le chauffeur hors
de lui et tâcher de calmer le jeu -j'ai bien cru qu'on ne s'en sortirait
qu'avec quelques billets en moins et bleus en plus… Mais finalement la
voiture et les 3 sombres accolytes déguerpissent sous les malédictions
de Théo sur 3 générations… et on s'affale enfin dans la chambre décrépie
du vétuste hotel intourist.
Mais on n'est pas au bout de nos peines… Une femme de m énage vient promptement
épousseter le sol de la chambre, qui n'a pas du voir de client depuis
au moins quelques mois… On s'apercevra vite en tâchant de rapprocher les
deux lits qu'elle n'a fait que dissimuler toute la poussière sous les
vieux tapis miteux : on se prend tout au visage dès qu'on les soulève,
pouah ! La fenêtre ne ferme pas, il n'y a pas de rideaux, pas de PQ dans
les toilettes, et un seul mauvais drap sur les lits, à la propreté douteuse
: heureusement qu'on avait amené avec nous nos propres draps et sacs de
couchage… Pas de petit dèj bien sûr, et quelle n'est pas notre surprise
quand au moment de partir, alors qu'on avait payé d'avance la veille,
une grosse blonde nous débite tout un discours énervé en russe, nous remonte
dans la chambre avec force braillements, et je finis par comprendre qu'elle
nous réclame les draps et serviettes de bain, qu'elle nous accuse d'avoir
volés. Quoi ? Enfin il n'y a jamais eu de serviettes dans la chambre !
Et de draps non plus d'ailleurs, justement ! Non mais je rêve ! C'est
le comble ! Et puis même s'il y avait eu des serviettes, non mais franchement
aurait-on eu idée de voler leur vieux linge troué et dégueulasse ? Non
mais c'est incroyable de nous accuser comme ça brusquement avec une telle
mauvaise foi ! Elle insiste, devient menaçante, nous aussi, elle ne parle
pas un mot de tadjik ni quoi que ce soit autre que le russe, et évidemment
aucun de ceux qui étaient là la veille à notre arrivée n'est présent ce
matin… Hallucinant ! On nage en plein délire ! Mais c'est du Kafka ! Au
secours ! A l'aide ! Nous sommes dans un monde de fous !
Vite, vite, quittons ce maudit désert des tartares et fuyons ces ouzbeks
détestables ! Retournons vite en Afghanistan ! Et re- les 2 kilomètres
à pieds, encore plus chargés qu'à l'aller. Les douaniers ouzbeks ne nous
font miraculeusement aucun problème pour nos tapis, merci la France de
s'être fait lamentablement éliminer de la coupe du monde de foot, et qui
nous vaut d'être la risée de tout le service… Enfin vraiment, qui eût
cru que nous serions ainsi aussi ravis de rentrer au pays… Quel bonheur
de retraverser le pont et enfin mettre un pied de l'autre côté, sur la
rive afghane… Le repos à Mazar-e-Sharif doit pourtant se gagner, car il
nous faut encore braver une énorme tempête de sable, qui nous vaut de
rester plusieurs heures coincés sur la route, ensevelie sous les dunes…
Et après ces tumultueux dix jours d'aventures outre-Amou Darya, nous voici
enfin de retour " chez nous ", en Afghanistan, cette terre qui finalement,
nous semble désormais tellement plus humaine, honnête, hospitalière et
chaleureuse…
Virginie Drocourt
sheherazad13@yahoo.com
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