Forum social européen Sondage Louis-Harris-«Libération»-«l'Express» auprès de sympathisants de la gauche
Qui sont les altermondialistes?
Ils ont une parenté avec la gauche traditionnelle, qu'ils critiquent tout en la poussant à intégrer leurs thèses.

Par Renaud DELY
mercredi 12 novembre 2003

Frères d'armes pour contester le monde tel qu'il va (mal), cousins de déprime pour essayer de le changer. Qu'ils se revendiquent de l'altermondialisme ou qu'ils se rangent derrière le drapeau des partis censés les représenter, les «peuples de gauche» se retrouvent sur une lecture commune de la société : très critique mais lucide quant aux «possibles», mêlant radicalité dans l'opposition et réformisme dans la proposition. Tel est le principal enseignement du sondage Louis-Harris que nous publions aujourd'hui (1), et dont d'autres éléments doivent paraître demain dans l'Express.

Vivier des vieux routiers

Pour la gauche traditionnelle, les nouveaux venus de la planète altermondialiste ne sont pas des extraterrestres. L'autre ­ ou plutôt l'«alter» ­ est (presque) le même. Et si les altermondialistes ont conquis une influence croissante au sein de la gauche partisane, c'est d'abord parce qu'ils y nichaient déjà. Sous un autre nom. Pour nombre d'entre eux, qu'elle s'appelle socialiste, communiste ou autre, il y a eu une vie (politique) avant l'altermondialisme. Il n'y a pas de génération spontanée de l'alter, raison pour laquelle, par-delà le noyau dur des cortèges de manifestants, ses adeptes ne sont pas plus jeunes que les «vieux routiers» de la gauche traditionnelle. Au contraire : 11 % d'entre eux ont moins de 24 ans (contre 12 % des sympathisants de gauche), alors que 46 % ont plus de 50 ans (contre 36 % pour le reste de la gauche). Cette parenté repose sur une gémellité sociologique. Ainsi, les thématiques de l'altermondialisme peinent, elles aussi, à pénétrer les catégories populaires : 12 % d'ouvriers chez les alters (15 % des sympathisants de gau che), soit la même proportion que les cadres et professions supérieures (11 % pour la gauche). «Il n'y a ni fossé, ni sécession, ni contre-société alter», souligne le directeur des études politiques de Louis Harris, François Miquet-Marty, qui y décèle un signe supplémentaire de «la disparition des vieux conflits de classes».

Palmarès hors système

Ce profil somme toute assez banal pour la gauche de ce début de siècle se traduit tout de même par un positionnement politique plus marqué à gau che. Mais là aussi, les alters sont des gens raisonnables. Ils penchent d'abord pour le PS et les Verts (20 % chacun), avant de se tourner vers le PCF et l'extrême gauche. Et 20 % d'entre eux ont choisi Jospin au premier tour de la présidentielle devant Hue (16 %), Besancenot (15 %) et seulement... 1 % Laguiller. De même, si José Bové est, bien sûr, le messie des alters, il doit presque partager la vedette avec l'humanitaire Bernard Kouchner et le retraité Lionel Jospin. Trois personnages qui ont un point commun : une position «hors système» (revendiquée par Bové, cultivée par Kouchner et subie par Jospin), qui leur permet de ratisser au-delà des sympathies purement partisanes. Enfin, sur la scène altermondialiste, la LCR du «facteur» Besancenot, qui y est très investie, écrase l'orthodoxe «Arlette» massivement rejetée par une mouvance qui la juge étrangère à ses préoccupations. Un indice supplémentaire du risque couru par la Ligue qui a cru bon conclure une alliance électorale étroite avec LO pour les régionales et les européennes. Au total, seul un petit noyau de la galaxie altermondialiste verse donc dans une «gauche antisystème», celle qui justifie le recours à l'action violente. C'est cette petite minorité qui s'en est prise, par exemple, à la présence du PS au contre-sommet du G8 à Annemasse en juin.

Poussée sur le PS

Pour autant, les socialistes sont bien aujourd'hui sous pression des altermondialistes. 51 % des personnes interrogées exhortent le PS à «intégrer leurs idées» dans son projet, 36 % le mettant en garde contre la tentation de le «bouleverser», et 10 % seulement le poussant à couper les ponts. Voilà qui attisera sans doute un peu plus la cour effrénée du PS envers cette galaxie que Lionel Jospin ignorait il y a encore deux ans. Inquiets de cette concurrence, les dirigeants socialistes se rassureront en constatant que seuls 8 % des sympathisants de gauche et alters les appellent à «s'opposer radicalement à la mondialisation». 40 % préfèrent que le PS propose de la «modifier en profondeur» et 41 % d'en «aménager les effets les plus négatifs» : c'est en explorant cet entre-deux que les socialistes, en quête de lumières et d'électeurs, garderont le contact avec les alters.

Modération réformiste

Parmi les familles des gauches distinguées par notre enquête, la famille socialiste est d'ail leurs encore celle qui irradie le plus loin de ses bases, tant chez les alters que chez ses partenaires de l'ex-gauche plurielle. Parmi ces derniers, si les Verts apparaissent comme une force en devenir, susceptible de séduire bien au-delà de son «noyau», la paupérisation de la famille communiste se confirme. L'extrême gauche connaît, elle, un regain de forme, une frange plus large que son électorat habituel s'en revendiquant. Bien plus pour des raisons de «mode politique» («l'effet Besancenot», les manifs anti-Le Pen de 2002, la faiblesse du PS, etc.) que pour de solides convictions idéologiques puisque seuls 13 % des sympathisants de gauche et alters mêlés (contre 10 % de l'ensemble de la population) prônent l'«action révolutionnaire». 65 %, plus modestes, se contenteraient d'«améliorer petit à petit notre société par des réformes». Bref, s'ils croient à l'alternative sur un mode utopique, les alters n'en perçoivent pas la concréti sation pratique. Cette carence, prise en compte par les ani mateurs du mouvement, accouche d'une modération qui peut surprendre au regard de la virulence des critiques portées à l'encontre du fonctionnement de la société.

Auscultation sans pitié

Car, des partis politiques aux médias, toutes les institutions représentatives sont profondément décrédibilisées. Le fonctionnement de la démocratie, annexée par «un petit groupe de personnes» pour 86 % de notre échantillon, est remis en cause au sein d'une société «vouée au culte de l'argent et du profit» (96 %) et qui «va de plus en plus mal» (74 %). Ce grand désarroi anxiogène atteint de plein fouet la gauche elle-même. Lorsqu'ils auscultent l'état de leur camp, et la forme de leurs chefs, les sympathisants de gauche sont sans pitié : trop de divisions (82 %), pas de leader crédible (73 %), pas de projet (67 %), une incompréhension persistante du «coup de tonnerre» du 21 avril 2002 : l'état des lieux est sans illusions. Sauf une, peut-être : 65 % pensent qu'il existe de «fortes chances» que la gauche revienne vite au pouvoir. En clair, même si celle-ci n'a rien appris ni compris, l'échec du camp d'en face suffirait. Un jugement inquiétant pour le PS lui-même : il conduit en effet une frange de l'électorat de gauche, convaincue de l'inéluctabilité de la victoire, à s'éloigner de socialistes peu reluisants pour se tourner, au premier tour, vers des forces plus attrayantes. Le même émiettement avait provoqué le naufrage de Jospin le 21 avril 2002. S'il est sans doute encore récupérable par le PS, l'électorat alter est donc encore loin de lui être acquis. Enfin, au-delà du devenir de François Hollande et de ses camarades, ce pronostic est désespérant pour l'ensemble du monde politique. Il souligne un peu plus l'inutilité d'élus ballottés par des éléments trop grands pour eux et renvoyés du pouvoir à l'opposition, et vice-versa, selon un mouvement de balancier sur lequel ils n'ont plus prise. Un constat de faillite qui explique, en partie, les succès de l'utopie altermondialiste.

(1) Réalisé du 24 au 29 octobre, auprès d'un panel de 545 personnes sympathisantes de gauche et/ou altermondialistes extrait d'un échantillon représentatif de 2002 personnes.


«Il n'y a ni fossé, ni sécession, ni contre-société alter.»
François Miquet-Marty, directeur des études politiques de Louis-Harris